Jeu 28 Aoû - 15:39
- Je crois que je suis perdu… je souffle.
Mes mots franchissent mes lèvres sans que je ne me rende compte – certainement me faut-il quelques secondes pour m’en rendre compte, et quelques-unes de plus pour intercepter le sourire enfin satisfait de mon psychiatre. Je tique. Détourne le regard, essaie de me concentrer sur le paysage, à l’extérieur, à travers les barreaux épais qui m’empêcheraient de passer s’il m’en prenait l’envie. Loin au-delà des bâtiments visibles derrière la clôture, j’imagine ce paysage inatteignable autrement qu’en rêve, cette poussière ocre qui se soulève sous mes pas, dans ce bush australien que je souhaite pouvoir fouler à nouveau en homme libre. Ce paysage idyllique, fantasmatique et merveilleux ; cette terre infinie, aux limites qui me semblent encore inconnues – un endroit sauvage et reculé, protégé de la présence humaine de plus en plus envahissante. Et pourtant, comment faire pour ne pas avoir cette impression de familiarité intime profonde lorsqu’on s’y aventure, d’autant plus lorsqu’on a grandi à son orée ? Comme le chasseur vit près des bois, le pêcheur près des lacs, nous, rêveurs, vivions juste à la frontière de ce gigantesque parc naturel. Qu’il était bon de partir à la découverte de ces contrées, de savourer l’air frais du soir après une grosse chaleur, alors que le soleil déclinait seulement à l’horizon…
Avant de devoir repartir. Et tout laisser derrière nous.
- David. Vous êtes à nouveau ailleurs.
Un soupir manque de m’échapper alors que j'atterris à nouveau dans le monde réel, et je daigne enfin reporter mon attention sur lui. Il a vraiment une face de koala… – De koala ? Allons donc…
La ferme. C’est son nez. Son nez ; tu vois pas qu’il lui donne la tête d’un koala ? – C’est ça, oui. Et pourquoi pas d’un kangourou, aussi ?
Tu comprends rien, laisse tomber.
Je m’efforce de ne pas lever les yeux dans Sa direction. Mes traits se font las. J’aimerais autant ne pas me faire harceler à longueur de journée, mais passons…
- Je suis fatigué, docteur. J’aimerais bien aller me coucher.
Il jette un œil sur le cadran de mon réveil et adopte une expression peinée qui ne me plaît pas du tout. Dehors, il commence seulement à faire nuit. Mais le repas n’a pas encore été servi – je le sais. J’aimerais juste qu’il sorte, et me fiche la paix. Ça doit bien faire une heure qu’il est là, à me fixer regarder dans le vague. À croire qu’il n’en aura jamais assez…
- Vous n’avez pas répondu à ma question, continue-t-il avec un sourire condescendant, de ceux qui vous donnent envie de serrer les dents et hurler dans votre oreiller pour vous éviter de lui arracher la mâchoire. À quoi pensiez-vous lorsque vous disiez vous sentir perdu ?
Il faut vraiment tout lui dire, à celui-là. Allez, Dave. Dis-lui de partir. – Laisse-moi m’en occuper, tu veux ? Et, sérieux. La ferme.
Lentement, je me passe une main sur le visage. Souffle bruyamment. La migraine me reprend – un contrecoup des médicaments qu’on me donne de plus en plus souvent. Pour me calmer, ils disent. Mais je sais. Je ne suis pas stupide, ni aveugle. C’est simplement pour endormir mon esprit. L’empêcher de voir ces choses. Et faute de ne pas toujours les voir – et grand bien me fasse – je continue à les entendre. Comme un murmure dans ma tête.
- David, vous voulez bien me parler de votre sœur ?
- Qu’est-ce que ma sœur vient encore foutre dans la conversation ? je rétorque aussitôt, les nerfs soudain à vif.
En face, l’homme-koala a un geste d’apaisement. Je me contente de me resserrer un peu plus contre le mur, frémissant au contact de la vitre sur ma peau brûlante. La fièvre, que j’ai vainement tenté de fuir toute la journée.
Je me rends seulement compte que je m’étais recroquevillé à un quelconque moment de notre discussion, sans parvenir à en voir le moment exact. La constatation me rend d’autant plus amer.
Il y a des jours où il ne vaut vraiment mieux pas venir me parler.
- Il est certain que vous êtes très attaché à elle, et depuis l’annonce de son départ, vous êtes…
Son départ.
Un coup de poignard en plein cœur, comme à chaque fois que j’y repense.
Il veut me tuer, c’est ça ?
Dis-lui de dégager.
- Je sais. Foutez-moi la paix. J’ai pas envie de causer. Sortez de là.
Un énième soupir de sa part, avant qu’il ne consente à lever son énorme postérieur du siège, qu’il replace dans un coin de la pièce. Il sait que je ne viendrai pas manger. De toute manière, c'est pas comme si j'avais faim.
- Bonne soirée David.
La porte claque.
Le silence tombe en même temps que ma tête contre la vitre. Un coup sourd. Quelques instants de flottement.
Je pense. Je pense à Elle, qui, je le croyais, ne me laisserait jamais seul dans cette prison de tarés. C’est ce qu’elle m’avait promis – et, après tout, même si je n’avais pas spécialement à me plaindre de ne pas être enfermé entre des grillages, l’idée de vivre le restant de mes jours dans une seule et unique pièce, avec possibilité de ne sortir qu’en achetant ma bonne conduite, ça ne m’enchante pas spécialement. Surtout pas seul. La solitude me pèse déjà. Profondément. Il y en a plein, des anciens militaires qui ont craqué, ici. C’est monnaie courante. Alors les autorités ferment leur gueule. Parce que sinon, si on enfermait les héros en prison, y aurait plus jamais personne pour rejoindre les rangs de l’armée. Alors on leur offre un peu de confort. Comme pour s’excuser. C’est l’institution qui est en faute, qu’ils disent.
Mais je suis pas comme eux. Je sais que je suis pas comme eux.
Aussi, je croyais que j’allais mieux. Plus le temps passe, et plus j’ai l’impression de retrouver ma lucidité d’antan. J’ai encore ces troubles, ces visions, ces hallucinations – je sais que ce n’est pas réel, même si j’essaie encore parfois de m’en persuader. Et là… Elle, Alice, ma sœur. Qui m’annonce sa mutation très prochaine à l’étranger. Stockholm. Ou je sais plus trop où. C’est loin. Tellement loin.
Peut-être qu’au fond, elle me déteste pour ce que j’ai fait.
Tu ne seras pas seul, ne t’en fais pas.
J’ignore le ricanement, bien qu’il me mette immédiatement mal à l’aise. Je ne sais même plus distinguer le sien du mien. Peut-être que ça ne va pas mieux du tout, au final.
Brusquement, je me décolle de la fenêtre et me jette sous ma couette, me blottissant dessous comme un enfant effrayé par un coup de tonnerre. Protégé par la carapace de tissus et de plumes. Je ne tarde pas à m’endormir.
Dans ma chambre, la lumière est encore allumée.