Une silhouette marchait là, sur la plage. Un pied devant l'autre, l'autre pied devant l'un, et on recommence. Quelques grains de sable qui montent vers le ciel à chaque pas, et voilà que le vent se lève et les entraîne quelques mètres plus loin. C'est beau, c'est calme, c'est l'aube et il fait froid. Le ciel est dégagé pourtant, là n'est pas le problème. Mais il faut dire que le soleil est loin d'être levé ; et puis il fait jamais bien chaud à cette époque de l'année. On est déjà content quand il fait jour, faudrait voir à pas trop en demander non plus.
La silhouette marchait donc. Un gros manteau noir l'enveloppait, et son menton était enfoncé dans une grosse écharpe ; peut-être pas noire elle, mais sombre sans le moindre doute. Un bonnet, des gants ; l'hiver norvégien n'est pas des plus agréables. Oh pour le moment, on était seulement au début du mois de novembre – mais déjà les températures étaient basses.
Le bruit des vagues qui embrassent la rive avant de s'éloigner, promettant à leur amante un prompt retour – honorant cette belle promesse quelques instants plus tard. La silhouette, l'homme qui bravait le froid, Artyom, nommait-le comme vous le souhaitez après tout, était là, à regarder cet immuable ballet, tout en continuant son avancée. Un petit nuage se formait devant son visage à chaque expiration, et l'air frais lui brûlait douloureusement la poitrine. Un grand sourire s'étirait sur son visage rougi par le froid ; qu'est-ce qu'il pouvait aimer l'hiver, et les signes de son arrivée imminente.
Ses yeux bleus regardaient les alentours sans en manquer le moindre détail ; c'était une analyse précise des lieux. Des yeux de la couleur de la mer froide qui peine à repousser les glaces, des vagues sous la tempêtes, du ciel à la tombée de la nuit, lorsque des nuages viennent l'assombrir plus encore. Ils semblaient hésiter entre le bleu et le gris ; il aurait été impossible de trancher entre l'une ou l'autre de ces couleurs.
Eux n'avaient pas besoin d'être définis, ils n'en avaient pas grand chose à faire. Ils regardaient l'écume, ils regardaient les nuages, ils regardaient le sable et l'herbe, et se fermaient pour se protéger du vent, glacial.
Le reste du visage était plus ou moins recouvert par une masse de tissu destinée à éviter que le froid ne vienne s'infiltrer jusqu'à la peau du jeune homme, mais on devinait malgré tout des traits relativement banals bien que marqués, accentués par la barbe de quelques jours qui recouvraient les joues. Malgré le nombre d'habits superposés, on remarquait sans peine la minceur d'Artyom, minceur qui sans pourtant être excessive se lisait aussi sur son visage fin.
Un coup de vent et le bonnet s'envola, s'agitant un instant dans les airs avec la même joie qu'aurait un chiot lors de sa première sortie. Puis il y eut la désillusion ; et la chute au sol. Bientôt une main vint pour remettre le couvre-chef à sa place, et les quelques instants de liberté furent perdus à jamais. Entre temps, des mèches oscillant entre le blond et le châtain avaient pu goûter aussi à la fin de leur emprisonnement, s'égayant au vent.
La silhouette s'arrêta, là, face aux flots. Elle respirait l'odeur salée de la mer, appréciait la force du vent, subissait la morsure du froid, et souriait à l'horizon lointain.
La pluie, le vent, les phares, les bateaux, les toits et la nuit. La solitude et la compagnie, le calme et les pubs animés, la lecture et le sport, la musique classique et le metal, la poésie et la physique. Artyom aime tout, mais pas forcément au même moment ; cependant la première phrase liste les plus beaux endroits où il peut se trouver. La pluie et le vent ne sont pas des endroits me direz-vous ; et vous n'auriez pas tort. Mais lorsque l'orage ou la tempête fait rage, pas besoin d'un lieu en particulier. La rue d'une capitale, une route de campagne, peu importe, tout fait l'affaire. Il n'y a rien de plus beau que d'offrir son visage à la pluie.
Le jeune homme est assez lunatique, capable de parler avec entrain à un inconnu, avant d'être totalement déconcentré. Et l'inconnu en question aura peut-être quelque difficulté à comprendre pourquoi est-ce que son interlocuteur est soudain absorbé par la contemplation d'un nuage dans le ciel. Surtout si celui-ci est moche et sans intérêt. Parce que c'est normal de regarder un joli nuage en forme de dragon, un beau dragon comme dans les vieux mythes, qui se lance à l'assaut des autres masses cotonneuses avant d'être réduit à néant par un coup de vent dans les cieux ; mais pourquoi interrompre une conversation pour un nuage laid ?
Il ne fait pas exprès, on doit bien lui accorder cela, à Artyom. Il en a strictement rien à faire de ce nuage, et pourtant il l'observe et il s'en rend pas compte. Il entend dans un brouillard lointain la voix de son interlocuteur, et lorsqu'il parvint enfin à focaliser à nouveau son attention dessus, la voix est déjà vexée et pleine de mépris, et c'est trop tard. Alors le gentil monsieur qui vous a raconté son divorce avec sa femme – quelle conne, elle s'est barrée avec les enfants, la voiture, l'argent, et même le poisson rouge – pendant dix minutes sans comprendre que vous l'écoutiez pas se barre lui aussi, mais sans ses enfants ou sa voiture ou son argent ou son poisson rouge, et vous sauriez pourquoi il a plus tout ça si vous l'aviez écouté un peu plus.
Malgré ça, Artyom peut avoir des conversations très agréables. Il aime bien écouter, il aime bien parler, il aime bien partager. Même avec un parfait inconnu d'ailleurs, et il a cet étrange talent naturel qui consiste à faire parler les autres. Ils ne savent pas pourquoi, mais ils lui font confiance à ce jeune homme au sourire franc. Il est intelligent, il faut l'avouer, comme beaucoup d'ailleurs, et il en a conscience. Pas au point de se montrer narcissique, arrogant ou rabaissant ; mais disons qu'il a confiance en lui, et que cela se sent. C'est peut-être ça aussi ; faites-vous confiance et les gens vous feront confiance. Enfin peut-être. Quoiqu'il en soit, c'est comme ça.
Rares sont ceux qui ont déjà vu Artyom en colère. Pas là de menaces cachées ; non il n'a jamais tué personne, et sa cave n'est pas pleine de personnes séquestrées depuis des années. Mais il est calme, extrêmement calme, à l'image des terres norvégiennes durant le long hiver. Jamais vous ne saurez ce qu'il pense lorsqu'il se sent attaqué ; son sourire franc disparaît alors pour laisser place à un masque de froideur et d'impassibilité, et il se contente de répondre avec quelques phrases courtes, sans jamais hausser le ton.
La mère d'Artyom avait le physiquement typique des femmes des pays nordiques. Grande, fine, blonde, la peau pâle, les yeux bleus. Le père d'Artyom était plus grand encore, moins mince, brun, la peau pâle, et les yeux sombres. Ils parlaient tout deux anglais ; un anglais laborieux mais qui était la seule langue qu'ils avaient en commun. Jour après jour ils parvinrent à se comprendre de mieux en mieux ; peut-être pas grâce à l'amélioration probablement inexistante de leur anglais, mais peu importait. Ils se comprenaient, et ils tombèrent amoureux. Petites fleurs roses, papillons joyeux, arc-en-ciels, bisounours, gros câlins, et l'amour qui bat son plein. Il quitte sa Russie natale pour s'installer en Norvège (ouuh le vilain immigré), et voilà que boum badaboum la mère-pas-encore-mère-mais-bientôt est enceinte. Son ventre s'arrondit et le sale gosse donne des coups de pied. L'amour va toujours bien mais peut-être un peu moins, malgré tout ce n'est pas un divorce qui privera l'enfant à naître de son père.
C'est plutôt une route étroite et sinueuse, couverte des premières neiges de l'année. En dessous de la couche de neige, il y a du verglas, si bien que blanc ou non le goudron est tout aussi dangereux. Le père n'a jamais été très prudent sur la route mais il connait quand même ses limites. Pourtant ce jour-là c'est différent ; son portable a sonné quelques instants plus tôt, et il semblerait qu'Artyom ait décidé de venir au monde aujourd'hui, le jour du solstice d'hiver. Alors en père consciencieux, il accélère, parce qu'il ne raterait pas ça même pour tout l'argent du monde. S'il savait ce qu'il faisait alors il ralentirait ; mais il n'y a personne pour le prévenir de la voiture qui arrive en face. Elle aussi elle va trop vite, et s'ils avaient, tous les deux, survécus, les conducteurs auraient pu échanger leurs raisons respectives pour dépasser ainsi les limitation de vitesse. Ça tombe bien aucun des deux n'en réchappe, pas plus que la femme et les trois enfants qui se trouvent dans la voiture en face. Un joli choc frontal, qui finit en dérapage, l'un contre la glissière de sécurité, l'autre dans un fossé peu profond. Il se remet alors à neiger, et comme c'est beau d'attendre la mort, la moitié des os fracturés. Il ne mourra pas sur le coup, le père d'Artyom. Non, pendant de longues minutes il attendra que son agonie prenne fin. Le silence est revenu après le fracas métallique des deux véhicules qui se rencontrent, il n'y a aucun bruit. Il tentera bien d'atteindre son téléphone portable, mais ses bras sont coincés dans des positions qu'il vaut mieux ne pas décrire, lui même ne peut pas vraiment décrire l'état lamentable de son corps. Un instant durant il sent le petit appareil, rescapé du violent accident, vibrer contre sa cuisse ; et au moment où il rend son dernier soupir il se demande ce que va penser sa femme s'il ne répond pas à son appel.
Et finalement il meurt, à l'instant où un enfant soudainement orphelin de père naît dans un hôpital non loin.
Artyom fut donc éduqué par sa mère, qui après une longue période de deuil, parvint à surmonter ce décès pour accorder à son enfant tout l'amour qu'il mérite. Évidemment l'enfant aurait aimé avoir un père, mais il fut malgré tout heureux. Il grandit dans une petite ville sur la côte Norvégienne, éduqué par les histoires et les mythes nordiques que lui racontaient sa mère, bercé dans des épopées vikings et des rêves de grandes conquêtes. À l'adolescence il développa un goût particulier pour l'histoire : que ce soient les guerres, les religions, les langues, l'origine de tout l'intéressait et il pouvait passer des heures à se renseigner sur le sujet.
C'est pourquoi après une enfance paisible et une adolescence tranquille, il quitta son petit village pour rejoindre Oslo, où il entama ses deux premières années à la fac. Dans le cadre d'un programme permettant aux étudiants de changer de pays durant une année, il partit, à l'âge de dix-neuf ans, à Stockholm, pour étudier toujours dans la même branche.
Sa vie n'a rien eu de bien passionnant, pour le moment. Rien d'intéressant à raconter en tout cas – mais son arrivée à Stockholm risque bien de bouleverser les choses...