« I was born and raised by the sea »
(Sonata Arctica – White Pearl, Black Ocean)
- Artyom était né dans un village côtier. Il conservait donc, même maintenant, une grande attirance pour la mer et les espaces aquatiques en général. S'il trouvait le port de Stockholm un peu trop fréquenté, avec sa masse de touristes et les énormes bateaux qui s'y trouvaient, c'était tout de même un lieu assez joli, et où il était toujours agréable d'aller passer une après-midi. Un bon livre, un banc au soleil, une musique à l'ambiance adaptée à la lecture du moment ; et il pouvait passer des heures ici. Le port lui était devenu familier depuis les six mois qu'il avait passé dans la capital suédoise, bien qu'il ait aussi trouvé d'autres endroits tout aussi agréables ; et surtout moins fréquentés. Ces derniers temps il venait beaucoup moins ici, préférant aller s'installer dans un parc, un espace vert où le silence n'était troublé que par quelques passants. L'hiver arrivant avait d'ailleurs contribué à cet abandon progressif du port : parfois il valait mieux rester chez soi, au chaud sous une couette, plutôt que de braver les éléments. Pluie et vent étaient tous deux sans pitié sur la zone portuaire de Stockholm.Ce jour-là, il y passait non pas pour aller lire devant les bateaux, mais parce que c'était sur son chemin. Il voulait passer à une librairie voir s'il pouvait trouver un livre en particulier qu'il recherchait depuis quelques jours et, le cas échéant, se rendre à la bibliothèque où il avait un abonnement pour effectuer la même recherche. La dernière option était Internet, évidemment, mais il préférait avoir l'ouvrage entre les mains avant de l'acheter : combien de fois s'était-il fait avoir, commandant une œuvre incomplète sans le vouloir !
C'est donc ses écouteurs sur les oreilles qu'il marchait d'un bon pas vers le port. Il s'attarda un instant ici, observant un grand voilier s'approcher. Le nombre de bateaux ici était impressionnant, et la taille de certains l'était encore plus. Il aurait pu les observer longtemps, mais il avait autre chose à faire, et avait de toute manière de grande chance de passer par le même chemin au retour. Il manqua de glisser sur un pavé humide – il avait plu une bonne partie de la matinée. Le sol était donc encore trempé, et de nombreuses flaques s'étaient créées. Pas le meilleur endroit pour glisser et tomber, donc, et il remercia silencieusement ses réflexes. Il n'était pas du genre obsédé par son image, mais il y avait tout de même des limites à son désintérêt de ce que pensaient les autres de lui, et atterrir sur le sol trempé en public était une des limites en question. Un peu trop humiliant à son goût. Il reprit donc son rythme de marche habituel – assez rapide, beaucoup de gens avaient tendance à le lui faire remarquer, mais il n'aimait pas perdre de temps – en se concentrant plutôt sur ses pieds et l'endroit où il les posait. Parce que bon, une fois passe encore, mais il faudrait éviter que cela devienne une habitude.
Boum badaboum.
Le choc ne fut pas forcément violent. Entre deux piétons de toute manière, les conséquences sont rarement dramatiques, et c'était bien un piéton que Artyom venait de percuter, tout perdu dans sa musique, ses pensées, et son observation des pavés qu'il était. Une piétonne, comprit-il plus tard, en observant la jeune femme, lamentablement étalée par terre. Bon, ce n'était pas forcément un qualificatif très fin, ce « lamentablement étalée », surtout en sachant que c'était en partie de la faute du Norvégien qu'elle se retrouvait là. Mais tout de même... Elle s'était bel et bien écrasée par terre. Peut-être marchait-il effectivement trop vite.
Bon elle avait aussi sa part de responsabilité. Elle non plus n'avait pas dû regarder où elle allait, et puis il n'y était pour rien si elle avait un (très) mauvais équilibre ! Il avait certes dû se rattraper en reculant une jambe, mais le choc n'était pas du genre insurmontable non plus.
« Putain vous pouvez pas faire attention ?! »Typiquement le genre de choses qui pouvait énerver Artyom. D'accord, il était l'un des responsables de l'« accident », il aurait pu faire attention, et par sa faute la jeune femme se retrouvait au sol – dans une flaque d'eau qui plus est. Mais de là à rejeter toute la responsabilité sur lui, s'énervant sans prendre le temps de comprendre ce qu'il s'était passé... Elle ne devait même pas avoir eu le temps de faire le point sur sa situation avant de lâcher sa phrase témoignant de toute la colère qu'elle semblait ressentir !
Cependant l'étudiant était de bonne humeur, et plutôt que de perdre un temps inutile à s'énerver en rétorquant qu'il n'y était pour rien – ce qui aurait été de mauvaise foi, il acceptait sa part de responsabilité – il préféra tendre la main vers la jeune femme pour l'aider à se relever.
« Excusez-moi, je dois avouer que j'étais plongé dans mes pensées. Vous ne vous êtes pas fait mal au moins ? »
« As I always wish to be one with the waves »
(Nightwish – Ocean Soul)
- Le vent était chargé de l'odeur de la mer. En tout cas dans l'esprit d'Artyom : il réussissait plutôt bien à ignorer celui des moteurs, de la pollution, de l'essence, qui régnait dans la plupart des ports. Il idéalisait toujours autant l'eau, la mer, les bateaux. Sur ce point, il avait gardé son âme d'enfant ; l'émerveillement face à l'océan et à la beauté de l'infini, de l'horizon éloigné. Les vaguelettes qui se jettent sur le béton des quais. Les bateaux qui s'en vont, leur voile dressée au vent ou leur moteur tournant. C'était un bel endroit.
Alors être ici le mettait de bonne humeur. Plus patient, plus gentil, plus courtois ; il était prêt à aider une vieille dame à traverser, un chaton à descendre d'un arbre, ou un handicapé à monter des escaliers en fauteuil roulant. La magie de la vision d'un port pour qui aime plus que tout la mer, l'océan, et ce qui s'en rapproche.C'est peut-être pour cela qu'il avait réagi ainsi à l'impulsivité de la jeune femme et à ce qu'on pouvait nommer à juste titre une attaque verbale. Le juron, l'agressivité mal masquée... Mais il comprenait aussi sa colère, chuter dans une flaque d'eau et se retrouver trempé, le tout par une journée assez fraîche avec le vent qui se levait, n'était sûrement pas la plus agréable des situations. Surtout en public, d'ailleurs. Il espérait juste qu'elle allait comprendre qu'il n'était pas le seul fautif, et qu'elle n'allait pas lui répondre sur le même ton que précédemment. Elle devait se sentir relativement humiliée d'avoir chuter ainsi ; mais cela serait aussi le cas du jeune homme si elle refusait sa main tendue, qu'elle se relevait seule en l'inondant d'insultes, hurlant dans la rue avant de partir. Il ne pensait pas qu'elle irait jusque là, mais une certaine colère se lisait tout de même sur son visage, et il vit bien l'hésitation qui la traversa durant quelques instants. Finalement elle accepta la main tendue et il l'aida à se relever, soulagé.
« Non ça va. Je suis juste trempée mais il y a eu plus de peur que de mal fort heureusement. »Elle accompagna cette triste constatation d'une pitoyable tentative pour essuyer les saletés classiques d'une rue qui avaient jugé que le jean de la demoiselle était une demeure bien plus agréable que le bitume – le mot « pitoyable » n'ayant pas pour but de rabaisser une fois de plus cette pauvre malchanceuse, mais bien de rappeler qu'il est compliqué d'essuyer un jean en partie trempé. Il était bien obligé de culpabiliser en la voyant ainsi. Elle avait eu particulièrement peu de chance : il avait fallu qu'elle tombe dans la plus grosse des flaques, la plus profonde aussi – si tant est qu'on peut parler de profondeur pour une flaque d'eau, n'allez pas non plus imaginer un gouffre sans fin – pour se retrouver autant mouillée. Il hésita à s'excuser une fois de plus, bien qu'il ne soit pas fan de cette manie qu'ont certaines personnes à présenter leurs excuses cinq ou six fois dans la même minutes, personnes entrant dans le même lots que ceux qui remercient pour tout et n'importe quoi. Mais son hésitation n'eut bientôt plus lieu d'être, car la jeune femme enchaîna :
« Je dois dire que vous marchez bien vite, je ne vous ai pas vu arriver, j'étais perdue dans mes pensées. Je suis autant en tort que vous. Je vous demande d'excuser ma première réaction. »Il était heureux qu'elle ait changé ainsi d'attitude. Une nuée de reproches et d'accusations l'aurait mis de mauvaise humeur pour la journée. Et il ne pouvait pas lui en vouloir : il devait être dur de résister à la tentation d'une remarque agressive lorsque l'on venait de se faire bousculer et de tomber sur le sol trempé. Pour peu que l'on soit un peu impulsif, d'une humeur moyennement bonne, ou fatigué, cela devenait carrément impossible, et il ne pouvait que comprendre sa réaction.
« Il n'y a pas de problème, c'était largement compréhensible. Effectivement, vous n'êtes pas la première personne à me le faire remarquer ; mais généralement j'arrive à éviter les gens. On a tous nos moments de déconcentration je suppose... »Elle semblait avoir particulièrement froid, ce qui n'était pas étonnant : fraîcheur de l'hiver suédois, brise marine, vêtements trempés... Elle frissonnait, et avait refermé plus étroitement les pans de sa veste. Ce qui semblait d'ailleurs plutôt inutile : elle continuait de trembler légèrement, et ses bras croisés, crispés pourrait-on même dire, montraient bien qu'elle ne trouvait pas la température de l'air à son goût. Il aurait pu lui prêter sa veste, histoire de se montrer galant et gentleman – mais c'était bien le genre de chose qui pouvait passer pour une tentative de drague, et ce n'était pas son but de passer pour un mec désespéré qui cherche la moindre occasion pour attirer une fille dans son lit. Et il n'allait tout de même pas filer sa veste à une inconnue qui allait il ne savait où, cela serait d'ailleurs sûrement paru assez étrange. Elle sortit son portable et vu la tête qu'elle faisait en martelant les touches, celui-ci devait avoir mal apprécié la chute. Le Norvégien espéra qu'il n'était pas cassé : elle aurait vraiment eu toutes les conséquences possibles d'une chute stupide et sans danger dans ce cas. Avec un peu de chance – pour elle, et pour la culpabilité d'Artyom – elle était proche de chez elle et comptait rentrer même avant ce petit accident. Si elle avait moins de chance, elle était loin de son appartement, maison, villa, palace, ou peu importe ce qui lui servait de logis, et était venue ici dans un but précis qu'elle n'avait pas encore eu le temps d'accomplir.
« Sinon je m'appelle Kiara. Dîtes... Est-ce que par hasard vous savez où se trouve la bibliothèque ? »Apparemment, c'était plutôt la seconde solution, en tout cas en ce qui concernait l'objectif de sa promenade. Heureuse coïncidence, elle cherchait une bibliothèque et il savait justement où est-ce qu'il y en avait une ; à une dizaine de minutes de marche d'ici. Il aurait préféré passé d'abord à la librairie, préférant acheter le livre qu'il cherchait plutôt que seulement l'emprunter, mais il pourrait toujours y passer plus tard, quitte à avoir un livre emprunté et un acheté, le premier ne coûtant rien. Après tout, il lui devait bien ça : au moins lui montrer le chemin jusqu'à la bibliothèque.
« Je suis Artyom. Et si, il y en a une pas loin d'ici, j'étais justement en route pour m'y rendre. Vous n'avez qu'à venir avec moi, il doit y avoir à peine dix minutes marche, et elle est assez grande pour que vous ayez de bonnes chances de trouver ce que vous cherchez ! »Il lui adressa un petit sourire, toujours un peu gêné de l'avoir précipité ainsi dans cette maudite flaque, et commença à se tourner vers la direction à prendre.
« Frozen landscapes ; Touch me, Heal me ! »
(Börknagar – Frostrite)
- Quelques passants dans la rue, qui jettent des regards assez indescriptibles à Kiara. Artyom, en avançant, regardait les différentes réactions des badauds, en profitant pour faire une petite étude sociologique. « Comment réagit un passant face à une personne inhabituelle ? » Comme personne inhabituelle, on avait droit à une jeune femme trempée, alors que l'hiver s'installait doucement et que l'air était très – probablement trop même, pour la personne trempée en question – frais, pour ne pas dire froid. Certains avaient clairement une expression de surprise assez compréhensible. D'autres détournaient le regard pour ne pas montrer ladite expression de surprise. Bah, rien de bien surprenant ou de bien original, et Artyom se lassa vite d'observer le visage des inconnus.« Les grands esprits se rencontrent on dirait. Votre nom n'est pas bien commun, c'est de quelle origine? »Ce n'était pas la première fois qu'on lui posait cette question, surtout lorsqu'il avait en plus donné le nom du pays duquel il venait. Un Norvégien, étudiant en Suède mais portant un prénom Russe ? La beauté de la mondialisation et des avions, après tout. En tout cas, le jeune étudiant avait tendance à souvent expliquer d'où venait son prénom, même s'il ne comptait pas rentrer dans les détails avec Kiara. L'histoire de sa famille n'était pas forcément la plus intéressante du monde, et cela aurait pu paraître bizarre d'expliquer que voilà ma-mère-vivait-en-Norvège-mais-a-rencontré-un-russe-et-ils-ont-eu-un-enfant-et-voilà à une parfaite inconnue. Inconnue qu'il avait tout juste précipité dans une flaque d'eau.
Effectivement, cela aurait probablement pu paraître très bizarre.
« C'est un prénom russe ! »Artyom se sentait parfois assez mal à l'aise en présence d'inconnus. Il avait toujours peur que la conversation ne se termine, qu'il y ait un blanc, ce qui était rarement agréable. Mais il ne se voyait pas non plus poser mille et une question à la jeune femme ; le but était seulement de la conduire à la bibliothèque, après tout. Mais cela restait gênant, un trajet silencieux, même un trajet d'une dizaine de minutes seulement.
« Dîtes moi, il s'agît là de mon appartement, ça vous dérange si je file me changer rapidement? Je me vois mal débarquer trempée à la bibliothèque et je dois avoué que je commence à vraiment avoir froid. »Elle désigna en même temps un petit immeuble. Artyom se mit un instant à sa place : des habits mouillés, avec le vent froid qui soufflait entre les rangées de bâtiments, à l'ombre car le soleil était bien loin d'être haut dans le ciel... Il avait beau avoir vécu au nord de la Norvège, cela ne restait pas une pensée des plus agréables ; tout habitué qu'il était au froid, il y avait une différence entre supporter le froid en étant emmitouflé dans des vêtements chauds, et supporter le froid en ayant pour seule protection des habits mouillés qui du coup sont au final plus glaciaux encore que l'air. Clairement, il ne faisait pas parti de ceux rentrant dans la deuxième catégorie. D'ailleurs ils ne devaient pas être bien nombreux ; et cela semblait ne pas être le cas de Kiara non plus. Celle-ci n'avait pas cessé de resserrer les pans de son manteau, tentant tant bien que mal de se réchauffer, mais ce n'était sûrement pas une réussite.
De plus, difficile aussi d'imaginer la tête de le ou la bibliothécaire. Kiara ne dégoulinait pas non plus d'eau, seules certaines parties de ses vêtements avaient été touchées par la flaque, mais cela se voyait tout de même, et elle ne serait probablement pas autorisé à entrer, ou en tout cas à s'assoir sur les fauteuils. Or selon la recherche qu'elle avait dans l'idée de faire, rester debout ne serait peut-être pas la solution la plus agréable.
« Je comprends, ce n'est pas étonnant vu la température et cette brise ! Et effectivement, les bibliothécaires ont tendance à être assez strictes sur les règles de leurs précieuses bibliothèques, c'est sûrement une meilleure idée... »Elle semblait assez gênée, peut-être pas très à l'aise. Il lui adressa un sourire, comme souvent quand il n'avait rien à dire.
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