Lun 2 Fév - 0:50
Isaac savait. Isaac voyait.
Il voyait son frère se dégrader de jour en jour, miné par le travail, ruiné par les rencontres. Il avait pris l'habitude en sept ans de retrouver le grand Jake quasiment en morceaux chaque soir. Ainsi, dès que quelque chose sortait de cet ordinaire de fatigue, Isaac le voyait immédiatement, contrairement à la grande majorité de ses collègues.
Peut être que Jake devrait prendre des vacances, un jour. La légende dit que depuis qu'il est arrivé, il ne s'est arrêté que trois jours, juste avant l'arrivée du Canadien. Le temps de récupérer de sa mauvaise mission.
La fin des cours était annoncée, et le géant fendait la foule de groupies qui bloquaient le bureau de son frère. Il avait fait valdinguer trois gamines qui bloquaient l'entrée de la pièce où siégeait l’Émissaire, et il n'en fallut pas plus pour que celles devant lui s'écartent. Isaac n'avait aucune pitié pour les jeunes filles en fleur, et ça n'allait pas commencer ce soir.
Voyant le regard de son ami se soulager d'un poids immense, il se retourna, toisa les élèves, et fit un grand mouvement de bras vers la sortie, désinvolte, manquant de briser une mâchoire dans le feu de l'action.
"Tout le monde dehors. Et que ça saute, putain!"
Là où Jake était froid, Isaac semblait bouillonner de colère, prêt à réagir au quart de tour. Dans les deux cas, ils se faisaient écouter. Ce soir là n'était pas une exception.
Il s'était empressé de fermer la porte derrière le dernier, pour se retourner vers son frère qui semblait fondre sur son siège. Jake avait une sale gueule, vraiment.
En une phrase d'ivrogne bien sentie, il avait convaincu son frère de laisser son travail le temps de quelques heures. Une petite victoire qui le soulagerait un jour ou deux, peut être plus, s'il parlait.
Clope au bec, manteau sur le dos, il menait son frère vers leur coin de picole habituel. Un hôtel qui ne les ennuyait pas avec l'heure de fermeture. En réalité, Isaac avait du "négocier" avec les tenanciers. Loin de là l'idée de leur faire avaler leurs dents, il avait fait preuve de tact en les soudoyant grassement pour avoir une paix inviolable, et cela même jusqu'à des heures perdues.
Inviolable... Peut être pas, finalement. Isaac avait réussi à délier la langue de Jake, et se tenait penché au dessus de lui, un pied sur son tabouret, son coude posé sur son genou, et une pinte à moitié vide dans sa main, alors qu'il récitait ses aventures, qui expliquaient son état. En particulier s'il commençait à tomber amoureux d'une gonzesse qui sonnait étrangement à l'oreille du frère cadet.
S'apprêtant à émettre une question sur la femme qui occupait cinq pourcents de l'esprit de l’Émissaire, Isaac fut coupé par une entrée brutale. Il se tourna lentement, prêt à en découdre avec n'importe quel gros tas qui créchait au premier étage et qui voulait en découdre avec eux. Si ça venait à tourner à la baston, Jake n'aurait même pas besoin de lever le petit doigt tellement son frangin était à bloc.
Le visage neutre, les cernes aux yeux, et une cigarette à la bouche, Isaac se redressa, puis se tourna lentement, en déposant sa pinte au passage, vers... L'adulescente frêle, aux cheveux blancs, qui les regardait avec un air furieux, en pyjama, une pomme dans la main.
Le géant réussit à grand peine d'éclater de rire, ses lèvres se tordant quelques secondes. Dire qu'il avait eu la frousse d'une créature qui avait l'air si fragile.
Il entendit Jake se poser, calmement, sans prononcer une seule parole. De toute manière, pourquoi parlerait-il? Il n'avait vraiment pas la tête à ça.
Croisant les bras et s'approchant de l'adolescente, il s'arrêta à un mètre d'elle, la surplombant de toute sa taille. Baissant la tête et plongeant son regard brun dans les yeux verrons de la fille, il se demanda quel âge pouvait-elle bien avoir, avant de se perdre cinq bonne secondes dans les yeux si rares de la demoiselle. Sa cigarette sur le bord de ses lèvres, il lui demanda sur un petit ton amusé:
"On vous dérange, votre altesse? Je pensais que j'avais déjà payé toutes les chambres du premier pour qu'on ait la paix, ce soir. Si vous dormez à mes frais, alors j'espère que l'hôtel vous plaît."
Avec sa chemise bleue ciel un peu débraillée, son veston ouvert, et son pantalon droit froissé, Isaac semblait avoir eu une journée éprouvante, mais ne mentait probablement pas sur l'état des chambres du premier. Son œil vif ne semblait même pas avoir été attaqué par tout l'alcool qu'il avait bu.
Il se redressa, puis se décala d'un pas, laissant la table où Jake était assis clairement apparente. Quelques bouteilles s'y étaient entassées, et tenaient compagnie aux pintes vidées. Il lança un petit clin d’œil à son frère, caché à Lynn de par sa position de profil, puis indiqua d'un geste ample et posé son attablée.
"Peut être qu'une petite verveine et une bonne discussion vous mettra d'humeur à écouter un boys band quelconque, le temps qu'on termine le rare moment de la semaine où l'on peut se détendre et penser à autre chose."
Les deux avaient effectivement l'air crevés. Jake, surtout. Mais le grand aux yeux bruns qui semblait faire une cour moqueuse à la jeune femme n'en menait finalement pas large de son côté non plus.
Dans leur état, c'était littéralement une fleur qu'il faisait à la jeune femme, plutôt qu'une correction en bonne et due forme qu'il réservait à n'importe quel autre péquenaud qui aurait pointé le bout de son nez.
Et si elle refusait, et bien, tant pis pour elle, après tout.