Je bosse, ce soir. J’aurais préféré m’isoler comme d’ordinaire, mais on m’a demandé, alors bon. Déjà que je n’y vais pas très souvent, à ce boulot… Enfin j’y vais de temps en temps quoi, le midi, là où il y a moins de monde. Je n’aime pas quand cette petite salle de restaurant étroite est bondée. C’est tout petit…
Le patron est un ami de la famille, et il me connait depuis que je suis gamin, du coup il fait souvent l’effort de ne m’appeler le soir que quand sa fille ne parvient pas à gérer la clientèle toute seule. Je lui ai bien sûr déjà proposé de venir plus souvent mais il refuse…
Ce soir-là, justement, il y avait pas mal de clients. Samedi soir, alors forcément…
Malgré le fait que je ne vienne pas tous les jours, les gens ici me connaissent –c’est vrai que c’est une petite adresse, seuls les habitués viennent généralement, rarement des touristes-. Je suis « le garçon qui joue du violon ». Il m’arrive parfois de jouer ici, si on me le demande. Et on me le réclame assez souvent, d’ailleurs. Tous, des enfants aux vieillards sont fascinés par mon instrument. Beaucoup pensent que ce genre de musique se perd, alors ils sont ravis de voir « un p’tit jeune » jouer ainsi.
J’inspire doucement par le nez, et m’approche d’une table, m’efforçant d’avoir un sourire naturel. Je n’aime pas trop aller vers les gens et prendre les commandes, je préfère rester à mon poste de violoniste.
Un vieux couple avec leurs enfants déjà adultes. La vieille femme, une habituée, se tourne vers moi avec un sourire bienveillant un peu tremblant :
— Bien le bonsoir, mon petit Alexander ! Je me fais une joie de te voir ici, mon petit !
Je lui adresse un sourire un peu gêné en balbutiant quelque chose qui ressemble à « merci, moi aussi je suis ravi de vous revoir ».
— Alors, que vas-tu nous jouer ce soir, mon petit ? J’espère bien que tu nous feras le plaisir de nous faire entendre ta si jolie musique !
— Je ne sais pas, il faut que j’aide à prendre les commandes et à servir ce soir… mais j’essaierai.
Elle semble contente. Je prends leur commande et m’éloigne vers la porte qui mène aux cuisines. En chemin, je croise ma collègue de travail, la fille du patron. A vrai dire, même si je n’aime pas l’admettre, je ne l’apprécie pas beaucoup. J’ai l’habitude qu’on se moque de moi et de ma timidité maladive… mais elle s’en prend toujours à ma sœur. La brune et elle se détestent, je ne sais même plus pourquoi à force. Et ma collègue sait que je déteste que l’on s’en prenne à ma sœur, du coup elle prend toujours un malin plaisir à la critiquer lorsque je peux l’entendre, entre deux moqueries à mon égard bien sûr.
— Hey, mon petit Alex-chou ! fait-elle avec un ton mielleux qui me donne envie de vomir. Comment va ta stupide sœur égoïste ?
— Laisse-la tranquille, sifflé-je entre mes dents. Dis-moi plutôt s’il reste de ce vin pour la table n°5, continué-je en lui montrant le carnet de commande.
— Ahah, j’aime quand tu t’énerves, tu es si mignon ! Et sinon oui, il en reste une bouteille.
Alors, j’entends la porte d’entrée du restaurant claquer. Ma collègue commence une phrase :
— Navrée mademoiselle, nous n’avons plus de pla…
Une voix horriblement familière lui coupe la parole :
— Hé oooooh ! Alex le coincééééé !!
Je me retourne lentement vers Lynn, les joues en feu. J’entends la brune tenter de retenir discrètement un éclat de rire derrière moi.
Je m’approche de la fille aux cheveux blancs, sentant l’intégralité des regards des personnes présentes dans mon dos.
— Qu’est-ce que tu veux ? je lui murmure.
J’entends alors la brune se rapprocher et me donner une tape dans le dos. Son contact me provoque un désagréable frisson.
— Bah alors mon petit Alex-chou ! Je ne savais pas que tu avais des amis !
Je serre les dents. D’autres bruits de pas retentissent derrière moi, et la voix du patron s’élève, bien plus amicale et chaleureuse, ayant manifestement entendu les propos de sa fille sans avoir noté la moquerie :
— Oh Alexander, je suis ravi que tu remplisses un peu ta vie sociale ! C’est de la charmante compagnie en plus ! Je suis tellement heureux pour toi… allez, je libère ta soirée, on se débrouillera, ma fille et moi !
Je me tourne vers eux, et la brune commence à râler :
— Quoi ?! Pourquoi est-ce qu’il peut partir lui ?! Moi aussi j’ai des amis et je veux passer ma soirée avec eux !
Il lui pose une main sur l’épaule, et lui intime de parler moins fort, ainsi que de le suivre dans la cuisine. Il me prend au passage mon carnet de commande ainsi que mon stylo et m’adresse un clin d’œil. Je n’ai pas le choix, manifestement…
Je soupire, vais finalement rechercher l’étui de mon violon près du comptoir, et retourne vers Lynn, en adressant au passage quelques mots d’excuses à la vieille dame, lui signalant que je devais partir. Mais elle semble elle aussi ravie que je ne passe pas ma soirée tout seul et me souhaite de bien m’amuser.
…j’avoue que j’ai peur de ce que cette soirée me réserve…