Mar 23 Juin - 8:58
Ainsi voilà donc à quoi ressemble la Congrégation. Voilà où les Dieux ont décidé de réunir leurs Missionnaires, si loin au Nord, pour créer un centre d'action plus efficace. Face à cet assemblage de bâtiments hétéroclites, probablement de provenances et d'époques très variées, je me prends à songer à la grande ville d'Ur, proliférante et anarchique, où chaque génération construit sa demeure sur le toit de celle de ses parents. Les hautes rues sombres où sur des fils tendus d'une fenêtre à l'autre des vêtements séchaient, des tentures s'égouttaient lentement dans l'ombre fraîche. Les odeurs des tanneries, des cuisines. Tout ici est beaucoup plus ordonné, plus calme, plus espacé. Mais les jeunes gens qui s'y promènent forment une foule aussi variée que celle des bazars d'Ur. Ils parlent tous des langues différentes et leur peau dénote des origines parfois lointaines, et leurs vêtements trahissent autant de cultures différentes.
Ai-je vraiment bien fait de venir ici, le point de mire de toute divinité en ce monde ? Je n'ai pu trouver d'autres vêtements que les miens, j'ai beau porter ce que j'ai de plus simple, les lourds plis de lin beige de ma tunique sur mes jambes nues sont définitivement déplacés ici. Et si j'ai ôté la plupart de mes bijoux, impossible d'enlever ceux qui restent attachés à ma chevelure, sans l'aide de quelqu'un d'autre. Le soir commence à tomber et je me demande si je trouverai quelque part où dormir. Je n'oserai pas retourner dans ma chambre de peur de partir involontairement de ce monde. Mais pourquoi y rester ? Je n'ai aucun appui ici, aucune connaissance autre que cette jeune créanne rencontrée tout à l'heure. Et les humains d'ici ne comprennent pas ma langue. J'espère qu'il en ira autrement des Missionnaires. Pour l'instant je peux marcher parmi eux en cachant mon aura, ainsi ils peuvent me prendre pour l'une des servantes de Nin Hursag. A condition de ne pas y regarder de trop près, bien sûr.
Vers qui aller ? Tout compte fait je suis très vulnérable ici. Tant que je dissimule mon pouvoir les Dieux ne me sentiront pas, mais s'ils me voient par hasard c'en est fait de moi. Ils me tueraient sans doute, impossible à savoir. Qui sait ce qu'ils jugeront bon de me faire subir quand je rentrerai. Sans doute que nombre d'entre eux souhaitent ma mort à tout prix. Pas besoin de motif, la haine de mon père y suffit. Oh, ils le cachent encore un peu, prétextant qu'il est utile, et sage ! Mais sans Utu nul doute qu'ils le haïraient cordialement, et moi avec. J'apprécie Utu, le Dieu du Soleil. C'est quelqu'un de très franc et rieur, positif mais sage sous ses dehors d'enfant. Je comprends qu'ils s'aiment autant, il y a tellement de lumière dans son regard. Ils ne pouvaient que s'entendre. Lorsque je lui parle il sourit toujours et m'écoute parfois longuement. Peut-être comprendrait-il ? J'ai besoin d'un appui ici, c'est trop dur d'être seul et perdu. Mais non, je ne sais quelles sont à présent ses dispositions pour moi. Peut-être que même lui tenterait de me tuer. Oh non je n'exagère pas, déjà avant mon départ je suspectais Inanna de vouloir ma mort. Ou pire que la mort. Elle pourrait avoir convaincu même le compréhensif Utu.
Je me fige un instant, sous le couvert des arbres à quelque distance des bâtiments. Il ne reste plus que Nanna. Oui, je sais que son amour pour moi est absolument indéfectible. Ou du moins je l'espère. Oh Nanna, dis moi que rien n'atténuera jamais ta tendresse à mon égard. C'est la seule chose sur la quelle je puis encore compter. Je ne peux m'assurer d'Utu, et il serait impensable de me tourner vers Ershkigal. Peu importe de quelle manière, je suis à présent censée dépendre entièrement de lui. S'il s'avérait qu'il m'ait apporté du soutien ici - et je ne doute pas qu'il l'eût fait !- il aurait d'énormes ennuis. Mais... et Nanna ? Ne vais-je pas lui causer du tort en me confiant à lui ? Non, il préférerait être puni plutôt que de me laisser perdue ici. Du moins, je sais qu'il saura me cacher et dissimuler ma venue. Nos auras se ressemblent assez pour que je passe inaperçu à ses côtés.
A ce que m'a dit Katharyna, les principaux temples divins se trouvent à présent ici, à la Congrégation, les précédents étant depuis bien longtemps réduits en ruines par le Temps. J'ouvre mon esprit aux auras pour me diriger, avec une certitude mêlée d'espoir, vers le temple du Dieu de la Lune -celui au lever brillant, disait-on-. Un étroit sentier sinue entre les arbres aux fûts puissants. Le temple est sans doute très petit pour qu'il ne soit pas encore visible d'ici. Nanna m'a toujours dit que la monumentalité l'agaçait. La beauté se réalise dans les petites choses, je suis d'accord avec lui sur ce point.
Je m'arrête soudain, percevant l'aura d'un Missionnaire qui s'en retourne vers moi. Impossible à éviter, sur ce sentier. Je m'efforce de continuer ma marche aussi naturellement que possible, lançant un petit "salut" comme je l'ai entendu faire, à la vue du jeune homme brun et mince. Nanna l'a choisi, lui ? Sans doute est-il meilleur qu'il n'en a l'air. Je fais confiance à son jugement.
Je me fige, un peu gênée, en m'effaçant sur l'herbe douce pour le laisser passer.
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Le Dieu du Temps, agenouillé dans la poussière au côté du long fil qu'il démêle de ses mains fines, interrompt un instant sa tâche, les yeux dans le vague. Dans son cœur vide semble vouloir poindre quelque chose, une chose familière et aimée, perdue depuis bien longtemps. Il se redresse, lentement, en sondant le champ de ruines désertes qui lui sert de mémoire. Ses yeux égarés parcourent frénétiquement la Terre à la recherche de la source de ce sentiment, peut-être le premier depuis des jours. Là, à la Congrégation, tout près de son temple que vient de quitter un Missionnaire, une haute silhouette sans aura. De longs cheveux bruns parsemés d'or, un visage fin et de profonds yeux gris.
Il n'ose plus bouger, peinant à croire ses yeux.
Elle, ici, maintenant... Il n'a rien à faire. N'a rien le droit de faire. Et surtout, ne rien laisser paraître en espérant que nul autre Dieu ne vienne à s'apercevoir de sa présence. Lui qui se croyait si vide, haletant entre les fluctuations de puissance qui le font frissonner tout entier, se retrouve comme suspendu à un mince fil d'espoir. A présent que tout est détruit, Elle apparaît. Il n'aurait jamais dû la voir, et elle, n'aurait jamais dû se trouver là.
Il ne peut que la regarder en retenant son souffle, et murmurer son nom d'une voix rendue rauque par la solitude.