Haussement de sourcils. Animal nocturne ? Et puis quoi encore... Je suis tout à fait diurne, en ce moment. Enfin. Bon. C'est faux. Effaçons ce passage et recommençons...

— C'est étrange de m'entendre dire ça venant du charmant jeune homme qui vient de me réveiller... m'en amusé-je.

Ma main serre doucement ses doigts et je lui lance un sourire perturbé.

— Ça me fait plaisir que tu viennes, en tout cas...?

L'hésitation se ressent, ou bien ...?

— Tu as envie d'entrer ?

Non, non, il a envie qu'on continue à avoir cette discussion sur le pas de la porte, bien entendu. Je me pousse pour le laisser entrer. Ça doit faire une éternité qu'on ne s'est pas vus l'un chez l'autre... Mais c'est perturbant de venir dans son appartement, je n'y peux rien. Lui non plus n'insiste pas pour me voir... C'est sans-doute qu'il vit mieux ainsi. Sans personne pour lui rappeler quotidiennement qu'il appartient à un monde étrange.

Ça y est, je l'ai vexé. Ce n'était pas voulu, mais en même temps, c'est tellement étrange, soudainement. Je me frotte un peu les yeux et lui renvoie un sourire.

— Non, c'est bon, pas de souci. Je suis juste un peu mou aujourd'hui, je fais d'une voix lente. Mais vraiment, ça me fait plaisir. J'avais un peu peur de te déranger ces derniers temps...

La fatigue me rend faible. Je sens mon visage chauffer un peu alors qu'il me frôle pour entrer. Je prends un élastique posé sur mon bureau pour m'attacher les cheveux en catogan, puis relève les yeux vers lui.

— Comment vas-tu ? Ça se passe bien au travail, à l'appartement ? Tu es bien installé maintenant, je pense ?

Doucement, je lui montre mon lit pour qu'il s'installe s'il en a envie. Je me passe une main dans les cheveux quand je sens qu'il m'observe et retourne m'assoir sur mon matelas.

— Oh, c'est génial ! je lance avec enthousiasme. J'ai vraiment hâte de te voir jouer, ça fait longtemps que tu me le promets en effet.

Je détourne un peu les yeux et soupire.

— Désolé, je ne viens plus vraiment en ce moment. Mais toi non plus tu ne viens plus me voir, je fais la moue. Il n'y a que des humains dans ton immeuble, c'est perturbant.

C'est dans ce genre de moments qu'on doit se sentir un peu bête. Je baisse les yeux sur mes mains, croisées sur mes cuisses. Doucement, je fais la moue sans rien dire. Je n'ose pas trop parler. C'est étrange, cette situation est tellement éloignée de tout ce que je vis en dehors...

— Je crois que je perds un peu le contact avec cette réalité-ci... Quand tu étais quelques chambres plus loin, ce n'était pas trop compliqué. Maintenant, j'essaie de trouver un endroit où aller avec les autres et c'est... Prenant.

Je lui lance un sourire un peu tordu.

— Tu ne me gênes pas non plus, je lance.

Doucement, je me penche vers lui pour embrasser sa joue.

— Il faudrait que je me prenne un téléphone, je crois.

Hésitation.

— Sois indulgent avec moi. Je ne sais pas toujours comment me comporter... Tu dis toujours que tu veux une vie normale, mais je sais aussi que je n'arriverai pas à t'offrir ça. Alors peut-être... que j'ai effectivement pu songer que tu m'envoyais un message, en partant d'ici ?

Doucement, je pose ma joue contre son épaule. Je n'aime pas qu'il y ait des malentendus entre nous... C'est aussi de ma faute, j'en ai conscience. Je crois que toutes ces histoires me rendent... Étrange.

Mes yeux se ferment. C'est une jolie déclaration... J'aimerais lui dire que je pense de même, que je suis prêt à prendre des risques pour lui ; mais c'est surtout lui qui devra prendre des risques pour moi. Ma vie, la mienne, est suffisamment longue pour que j'estime ne plus rien avoir à perdre. Mais la sienne... Sa vie est tellement plus fragile et tellement plus précieuse. J'aimerais la préserver, et en même temps préserver ce frêle cocon qui nous entoure quand nous sommes ensemble. Je ne suis pas désespéré, mais parfois, j'ai le sentiment de le devenir...

On ne sait même pas ce qu'on veut l'un de l'autre. Je crois que sa présence me suffirait, mais même de ça je ne suis plus sûr. Quand je le retrouve après qu'il ait été si loin, je me questionne, m'interroge... Et en même temps, je ne sais pas si j'aimerais que tout soit plus simple, en se posant pour mettre à plat tout ceci.

— Qu'est-ce qui est tout ce qu'il te reste ? je souffle doucement, sans comprendre. Je peux te promettre de toujours être là, quelque part, mais auprès de toi c'est...

Impossible ?

— Compliqué.

Je me suis contenu.

— Je tiens à toi, Ren-... Ces derniers temps, je m'engage différemment dans mon combat, avec Azur... Je n'ai pas peur pour moi, mais j'ai peur pour toi. Tu as déjà assez à gérer, et si je commence à attirer l'attention de créannes mal intentionnées, tu serais en danger aussi.

Une des mes mains se pose sur la sienne. Je ne sais même pas si je lui ai déjà parlé de la créanne d'Utu...

— Alors je ne sais pas trop, je me disais que prendre mes distances pouvait peut-être... Pas forcément être une bonne idée, mais une solution intermédiaire ? Elle ne me plaît pas beaucoup, cela dit... Je me sens vraiment seul ici.

Là-bas, c'est différent. Mais je restais aussi pour lui, dans un sens. Maintenant, je suis à nouveau perdu... Je n'aime pas chambouler mes habitudes, et j'en avais prises de confortables avec lui.

J'ai conscience que j'ai changé. Je ne me sens pas plus mature – je me comporte parfois comme un enfant, comme c'est le cas maintenant – mais je sais que je n'ai pas le choix d'évoluer aussi. Et puis... Peut-être que ça ne lui conviendra pas.

Après tout, le mieux serait sûrement de se trouver un humain ou un médium... Quelqu'un qui ne le reliera plus à toutes ces histoires sordides et compliquées. Mais c'est beaucoup trop difficile à imaginer...

Mon souffle s'est bloqué dans ma gorge. Je ne sais pas si c'est tout le stress que j'ai accumulé ces derniers temps ou simplement la fatigue qui me tombe sur la tête, mais j'ai l'impression de ne pas avoir toute ma lucidité. Ou, tout du moins, je n'ai pas l'impression de réagir comme je le ferais en temps normal. Sans doute aurais-je pris sa main et aurais dévié la conversation, ou l'aurais remercié de ses pensées si douces à mon égard. Je l'aurais sans doute réprimandé, parce qu'il ne devrait pas minimiser ainsi la menace que ces créannes représentent.

Pourtant je reste immobile. Mes doigts enserrent les siens et son autre main redessine ma mâchoire, qui se contracte légèrement alors que j'essaie de me contenir.

Je rouvre des yeux humides vers lui, avant de rire d'un air désabusé et de cacher mon visage contre son bras.

— Je suis beaucoup trop vieux pour être aimé par quelqu'un comme toi, j'essaie de prononcer, le coeur menaçant de lâcher.

Ah. Voilà, c'est dit...

— Toi aussi, tu es tout ce qu'il me reste... Je-. Je ne fais pas tout ça pour nous, tu sais... Mais j'ai l'impression que je le dois bien, et que s'il y a une chance infime, on pourrait peut-être la saisir...

Une respiration plus longue pour reprendre mon calme. Je crois que, cette fois, les larmes s'en mêlent un peu.

— Cette vie, elle n'a aucun sens, tu comprends ? J'ai toujours essayé de trouver un but, quelque chose pour me donner envie de continuer, quelque chose pour quoi me battre... et tout ça, cette paix, toi, c'est ça qui me fait vivre. Si ça ne nous profite pas, je sais que pour d'autres...

Je m'éloigne et ris en me cachant à moitié derrière mes bras, pendant que j'essaie d'essuyer mon visage.

— Bon sang, je- je ne sais même plus ce qu'il m'arrive, je tente de me calmer. Je n'ai pas envie de te perdre. Rien n'a autant d'importance-... Mais je ne peux pas non plus les abandonner !

De toute manière, je n'espère plus rien obtenir de moi dans l'état où je me trouve.

Ses mains viennent entourer mes joues et je renifle, cherchant au fond de moi la force de ne pas céder davantage. Qu'est-ce qu'il fait de moi ? Se rend-il compte de l'état dans lequel je me trouve, à quel point je me sens mal et faible ? On ne devrait pas pouvoir ressentir une telle affection pour quelqu'un en si peu de temps, c'est impossible.

Doucement, je me laisse aller contre lui, dans son étreinte. Pourquoi je n'arrive pas à le repousser, hein ? C'est injuste. Je ne veux pas qu'on souffre de cette vie.

— Parce que tu supporterais que je continue comme ça, à faire des aller-retours sans savoir si je rentre ou non ? Je sais pas comment on peut concilier ça-... Ren, tu... Comprends-moi, je ne serai pas toujours à la congrégation. Je pourrai pas vieillir avec toi, je serai juste condamné à me demander à quel point je vais me sentir seul quand tu ne seras plus là, si aucun de nous ne se fait tuer avant.

Et même sans ça... Comment je vais faire, si mes compagnes créannes l'apprennent ? Est-ce qu'elles vont se détourner de moi, penser que je les ai trompées pour servir mes intérêts ?

Je retiens un nouveau sanglot, qui se bloque dans ma gorge. Moi aussi j'ai envie de me battre pour lui. Mais ce serait tellement plus simple s'il me disait qu'il ne veut pas de moi.

— Même si on ‘gagne’, on n'aura jamais vraiment gagné... je souffle.

Vivre comme on l'entend ? Quelle blague. J'inspire en tremblant, incapable de respirer correctement. Depuis combien de temps n'ai-je pas ressenti ça ? Depuis combien de temps je n'ai pas pleuré comme ça ? Je me dis ce n'est pas si terrible, se laisser aller de temps en temps. Mais c'est tellement humiliant. Tellement détestable de se montrer aussi faible.

Je m'accroche à lui, mais je ne veux pas entendre ce qu'il me dit. Je sais qu'il ne veut pas me laisser partir alors que ce serait mieux, et je suis trop faible pour songer à le repousser.

Cette fois je ne sais pas quoi répondre. Je suis à court de mots, parce que je sais le combat perdu d'avance.

C'était beaucoup plus simple de n'être attaché à rien.

Égoïste... Qui l'est, ici ? Je le suis. Peut-être que Warren l'est aussi, mais ce n'est pas lui qui menace de tout faire s'écrouler. J'aurais préféré ne pas avoir cette discussion avec lui. Ne pas avoir à lui dire à quel point j'ai pu m'attacher à lui. Il n'est pas comme les autres, Warren. Mais il mérite tellement mieux que ce que j'ai à lui offrir. Que ce que je serai incapable de lui offrir, plutôt...

Je reste contre lui en reniflant et je sens que lui aussi s'est mis à pleurer. Un jour les dieux nous sépareront, ils n'ont pas l'utilité d'être gentils ou compréhensifs avec des êtres comme nous.

Doucement, je secoue la tête.

— Tu ne sais pas... Tu rencontreras quelqu'un, sûrement, un jour-...

Quelqu'un qui ne sera pas moi ?

— Pleure pas, Warren...

Je ne fais semblant de rien. Je le sais. Ça fait longtemps que je l'ai compris, je ne suis pas si aveugle. Ça me déchire de savoir que je lui demande ça, moi aussi. Je ne le fais pas pour le tester. Ni pour me rassurer. Mais pour me dire que, quoi qu'il arrive, quoi que je décide, quoi que lui décide, je l'ai mis face aux faits.

Ma main va se poser sur la sienne, qui essuie encore ses joues. Je me penche pour embrasser sa pommette avec douceur, même si je sais que mes larmes coulent toujours.

— Je sais, je souffle simplement, la gorge serrée. Je sais...

Mortifié, je pose mon front contre son épaule. Tout cela est bien trop compliqué pour une vieille âme comme moi.

— Je ne sais pas ce que je peux t'offrir, je renifle. Il n'y a que mon cœur, et lui tu l'as déjà pris.


#etlàmoncoeurestmort

Ce n'est pas dans mes habitudes de me questionner sur les raisons de cette injustice. Celle qui fait que nous sommes différents, que nous sommes capables d'aimer mais qu'on ne pourra jamais vieillir ; celle qui fait que nous sommes ennemis des hommes juste parce que notre essence-même nous ordonne de l'être.

J'ai mal de savoir que jamais je ne pourrai envisager des choses simples, comme toutes ces choses que font les personnes qui s'aiment. Vieillir avec toi, former une famille, clamer au monde que je t'aime. Ca me fait tellement mal, alors pourquoi je ne te demande pas simplement de partir ?

Ses lèvres embrassent ma tempe, et son front qui se pose lentement contre le mien me fait fermer les yeux. Tu fais battre mon coeur un peu plus fort…

Un sourire léger, triste, déchiré prend place sur mes lèvres. Mes yeux sont encore humides, j'essaie de réfléchir. De rire. J'essaie de repousser tout ce qui me blesse, mais ça ne fait qu'être plus difficile encore.

Je reste immobile, la main contre son coeur, à l'écoute de ses pulsations.

— C'est trop fragile, un coeur, je murmure en rouvrant les yeux, des larmes sur mes joues. Tu ne peux pas le donner à n'importe qui.

Pâle sourire. Pâle tentative d'humour.
Arrête de nous faire du mal comme ça.

Mes yeux se ferment à nouveau, alors que je suis incapable de le regarder plus longtemps. Nos mains sont entrelacées, je reste dans cette position un long moment. Ses mots m'atteignent bien trop ; je tressaille, me laisse enlacer. Tu mérites tellement mieux que ce que cette personne a fait, tu mérites tellement mieux que ce qu'il risque d'arriver si tu t'abandonnes à moi...

—Alors pourquoi tu le fais..., je soupire, ma joue contre son épaule.

Ma main devient molle, ne reste plus accrochée à celle de Warren que parce que celui-ci me la tient.

—Tu t'en fiches des conséquences ? Des dieux ? De ton dieu ?

Car c'est aussi eux le problème.