Comment réagiriez-vous si on vous plantait face à un miroir et que vous vous retrouviez incapable de reconnaître votre propre corps ? Que l’on vous posait cette question autrement plus dérangeante – alors, David, que vois-tu dans cette glace ?
C’est vrai, ne fais pas cette tête. N’aies pas aussi peur. Ce n’est qu’une image – ton image, celle que tu abhorres le plus. Celle que tu ne peux plus ne serait-ce qu’entrapercevoir au détour d’un couloir. Ne t’en fais pas, voyons. C’est normal. Il faut apprendre à redécouvrir. Te redécouvrir, David.
Alors qu’est-ce que j’y vois, dans ce foutu miroir ? Un type pâle et filiforme, aux yeux creusés de cernes et complètement déglingué. Il se tient pas droit, a la bouche tordue en une moue de dégoût, étroite ligne plus sombre sur sa face de vampire. Des joues creuses. Un nez trop petit, qui lui permet à peine de faire tenir des lunettes trop grosses pour son visage. Des cheveux châtains, presque blonds maintenant, avec des restes de ses précédentes colorations plus sombres – démarcation plus claire au niveau des racines, léger dégradé involontaire due à sa couleur naturelle. Des yeux sombres. Marrons, aux reflets écarlates, comme des pierres de sang cristallisé, rougeoiement aux tréfonds de ses iris vides.
Petit, sûrement. Pas très grand, pas très large, il flotte dans ses vêtements. Pas très sophistiqués d’ailleurs – en même temps, là où il est, il en a pas vraiment besoin. Il ressemble un peu à un gamin ce type, en fait, nan ? Un putain de gosse.
Pourtant, ça fait un moment que je peux plus être défini comme tel. Ce doit être parce que je ne mange plus, ou très peu. Mais ça, vous vous en foutez.
Et je vous avoue que je m’en fous aussi.

Je vous préviens, c’est pas passionnant.
Dans le meilleur des cas, on me définit en général comme ayant quelques cases en moins. Pas très doué, malhabile dans mes mots, perdu dans mes rêves et mes cauchemars comme un pauvre type complètement barré. Un cassos qui parle tout seul à ses heures et pète des durites plus souvent qu’occasionnellement. Ça c’est la version des gens qui me côtoient – parce que même là où je me trouve, ils ne sont pas tous comme ça. Certains simulent, pour échapper à des crimes qu’ils ont commis. Et ils simulent même tellement bien que je pourrais même parfois me demander si je ne suis pas plus normal qu’eux, quand je vois les conneries qu’ils sont capables de me sortir. Mais je crois que je n’aurais jamais vraiment le droit de dire ça – après tout… Si je suis ici, ce n’est peut-être pas pour rien.
Ils passent leur temps à tout faire pour vous faire croire que vous sombrez. Un besoin viscéral de vous faire comprendre qu’en effet, il y a bien quelque chose qui cloche chez vous. Parfois, on ne s’en rend pas compte. D’autres fois, on trouve ça normal. Et encore d’autres fois, on se retrouve à aimer ou détester ça, à adorer entendre l’écho de nos propres pensées qui s’entrechoquent à la vitesse de l’éclair, sentir en nous cette nécessité – ce besoin ! – d’en accoucher par quelque moyen que ce soit. Les rêves nous forment et nous font voir tant de choses ; nous comprendre et comprendre autrui, mais aussi explorer plus en avant encore tout le potentiel artistique qui sommeille en chacun de nous.
Il paraît qu’écrire, ou effectuer n’importe quelle activité de ce type, est un parfait moyen d’exploiter ce potentiel, et de se sentir mieux, aussi. C’est ce qu’ils disent, tout du moins. Personnellement, j’y crois pas. Ecrire c’est écrire, peu importe la raison pour laquelle on le fait – et si c’est pour le fric, c’est le faire de façon si détestable qu’on ne devrait même plus avoir le droit d’appeler ça de cette manière. La recherche de style ? Je connais pas. Ça vient, c’est là ; ça ne vient pas, c’est qu’on en a pas. Retravailler un texte pendant mille ans ? À part pour essayer de contenter mon perfectionnisme trop exigeant, j’en vois pas l’intérêt – là, faut encore voir le conflit intérieur... Quand c’est mauvais, c’est mauvais ; peu importe le nombre de fois où on le retravaille, ça ne pourra jamais être bon. Ou alors ce sera un mauvais-bon texte. Un texte mort, tellement éloigné de notre propre vérité qu’on ne comprendrait pas d’où il a pu venir. Un texte mort, ce n’est pas un texte. Parce qu’il ne peut pas parler pour nous.
J’ai précisé perfectionniste ; ai-je parlé de pessimisme ? D’après eux, ça se ressent dans ce que j’écris – en même temps, rester enfermé dans un institut pourri dans lequel on est contraint à regarder le ciel changer de couleur toute la journée, et ça pour toutes les autres merveilleuses journées de cette putain de vie, ça motive pas des masses à penser à des lapins roses. De toute manière, c’est dit, je déteste cette couleur, et tout ce qu’elle rappelle. Désolé, hein. J’aime pas. Ça me déprime.
Franchement, je vois pas quoi dire d’autre. J’aime pas parler de moi – je le fais déjà bien assez devant eux. Ils passent parfois une heure à me regarder en me posant des questions pour me faire réagir ; mais quand est-ce qu’ils comprendront que j’en ai rien à carrer ? Les psychiatres, ça sert pas à grand-chose. À part éventuellement à me bourrer de médocs quand je fais une crise de panique ou de colère, comme ça m’arrive souvent, et à m’enfermer dans ma chambre en me répétant pendant trois ans « Allez, David, ça va, tout va bien, essaie de te calmer. » Me calmer ? Dans ces moments-là, il vaut mieux simplement les ignorer. Ils ne savent rien, c’est vrai ; ils ne savent pas ce que ça fait. D’avoir un truc dans la tête. Parfois je le vois qui me fait un signe derrière eux ; moqueur ? Aucune idée. Provocateur ? Sûrement. Son sourire en coin et son ricanement détestable – Oh, allez, Dave, ce n’est pas comme si c’était si anormal. Pas la peine de les écouter ; tu sais que tu n’es pas fou, pas vrai ?
Je n’aime pas la violence. Pourtant je ne vis plus que par elle. Sans le vouloir. Je ne suis pas toujours aussi lucide que je l’aimerais.
Il y a des choses que, définitivement, je ne comprendrai jamais. Surtout à mon propre sujet.

Je ne me souviens pas. Ou plutôt je ne veux pas me souvenir. Ce qu’il s’est passé avant, c’est un mirage. Ce qu’il s’est produit, je ne me rappelle pas. Et maintenant, c’est un cauchemar. Rien de tout ça n’est réel, je le sais. Quelle autre explication il pourrait y avoir ?
Mais peut-être que je fais simplement ma mauvaise langue, après tout.

Alice. Alice, c’est ma sœur – aussi élégante que je suis rustre et aussi joyeuse que je suis déprimé. Elle est un peu particulière, elle aussi – une fâcheuse tendance à s’endormir dès qu'elle se posait. Ça a commencé quand on était petit, et ça a empiré avec les années. Toujours fatiguée, elle ne dormait beaucoup mais sans se reposer, jamais, et avait l'impression d'étouffer durant son sommeil. On avait quelques scrupules à la laisser sortir toute seule – elle était capable de s’endormir à son arrêt de bus, le soir, et ça nous enchantait pas vraiment. Alors bon, il fallait bien la surveiller… Je m’y collais sans rien dire. Un peu trop d’après elle, mais peu importe ; c’est pas comme si elle avait le choix. Je tiens trop à elle pour accepter qu’il puisse lui arriver quelque chose. On savait juste qu'elle avait des troubles du sommeil qui l'empêchaient de dormir correctement la nuit. Et le jour, il suffisait qu'elle se pose, confortablement installée, sans rien faire, et sa tête dodelinait au bout de quelques dizaines de secondes. Sûrement pour ça qu'elle bouge tout le temps. C'est pas trop grave, non plus. J'abusais un peu sur le côté frangin protecteur, alors qu'il n'y en avait pas spécialement besoin. Juste que la nuit, voilà... Elle est souvent fatiguée et parfois moins concentrée, mais ce n'est pas grand chose. Elle dort mieux, maintenant.
Bref. Tout ça pour dire que, si vous cherchez un truc surprenant, c’est pas par-là qu’il faut aller voir.
Après le lycée, j’en ai eu ras-le bol. Après une engueulade assez violente avec mon paternel, j’ai abandonné mes études et suis allé m’inscrire à l’armée. Chose à laquelle je pensais depuis un moment, mais à laquelle il s’est formellement opposé. À raison, je suppose. Mais bon. J'allais pas l'écouter, faut pas croire. C’est pas que je l’aimais pas. Mais il m’énervait, avec son air trop concerné, presque condescendant. J'avais envie de faire quelque chose de ma vie. Me rendre utile.
Je suis resté là-bas quelques temps. Trois ans, je sais plus exactement. J’y ai acquis un certain caractère de merde mais bien dressé comme il le faut – tout de même. Et un goût particulièrement prononcé pour le calme. Quand on se retrouve au milieu des bombes, des hurlements et qu’on dézingue des types qu’on connaît même pas avec un fusil mitrailleur, on est content quand on arrive à se sortir toute cette merde de la tête en fixant le vide dans un silence absolu. De toute manière, c’est pas comme si les explosions pouvaient me sortir un jour de la tête, hein…
J’ai rêvé de grands combats, et je n’aspire plus qu’à la sérénité. Même si là c’est un peu compliqué. Cette partie de ma vie est lointaine. Un peu comme enveloppée de brouillard.
Tout ça pour dire : comment je me suis retrouvé ici ? Eh bien sincèrement… J’en ai pas la moindre idée. On était dans le camp. Et puis je me souviens de rien. J’ai juste vu Son visage avant de perdre conscience – et après, je me suis réveillé au milieu de… Je ne sais pas. Notre tente était à moitié déchiquetée, c’était le bordel, et le sang, le sang partout,  sur mes mains et mon visage, sous mes ongles, sur les armes que j’avais utilisé pour—
On s’est battus je crois. Je sais plus. On m’a dit qu’ils ont essayé de m’arrêter. Et que je les avais tués. Crise de folie, ils disaient. Ils m’ont jugé en Cour Martiale. Et on m’a enfermé. On m’a enfermé, mais je ne pouvais pas avoir fait ça – pas vrai ? Ce n’était pas moi, ce qu’il s’est passé ! Mais c’est là que ça a commencé. Voir des choses. Sans comprendre. Perdre pied, tout doucement.
Pendant un an, ils se sont activés à essayer de me faire comprendre mes fautes et à me faire culpabiliser.
Pendant un an, j’ai subi leurs regards, leurs questions, leurs intrusions dans ma vie privée, dans ma tête.
Pendant un an, tous les jours, j’ai dû croiser Son regard, subir Ses railleries et L’empêcher de me faire perdre définitivement l’esprit.
Aujourd’hui, je crois que je commence à comprendre.
Le monde n’est pas fait pour les gens comme moi.

Mon esprit est un gouffre sans fond où la lumière ne parvient jamais. Comme enfermé dans ma propre tête, mes propres pensées ; elles se cognent les unes aux autres dans un fracas insoutenable. La seule chose à laquelle je pense à longueur de journée est d’enfin réussir à les dégager de là, les faire partir, ne plus y penser, mon dieu. J’aurais tant souhaité pouvoir me complaire dans mon confort et la sécurité que m’offraient mes parents ; mais quoi ? À cause d’une simple dispute, là, tout stupide comme je le suis, je me suis retrouvé face à un Enfer dont je ne voulais même pas connaître le nom. Alors oui, très bien, peut-être qu’au final, je l’ai méritée, cette sentence ; j’ai mérité de voir ce que j’ai vu, de ne pas le supporter, de finir par complètement craquer. Peut-être, oui, peut-être que tout était justifié. Mais comment j’ai pu tomber aussi bas ? Comment j’ai pu m’enfoncer aussi profondément dans ma tête ? En même temps, j’ai balancé mes deux pieds dans la tombe, et ce n’est qu’une question de temps avant que la terre ne me soit balancée en pleine tronche pour finir de m’ensevelir.
La terre… La comparaison est sûrement mauvaise. Je ne l’ai jamais aimée ; tout simplement parce que c’est la chose qui me correspond le moins. Vous avez déjà vu un gars qui passe les trois-quarts de ses journées à fixer un point invisible sur le mur et écrire le reste du temps dire qu’il a les pieds sur terre ? Ça n’a même pas de sens. Si quelque chose a du sens, par ici, je veux dire… C’est pas certain non plus. En même temps quand on voit les tarés qui se pointent ici… et je parle pas seulement des pensionnaires, que ce soit clair. Les psychiatres ici ressemblent plus à des sociopathes qu’à des médecins – je déteste les deux. Profondément. Ils me foutent tous les deux mal à l’aise. Passez un mois de votre vie là-dedans, et vous allez aussi perdre la boule. Alors un an… Je sais pas comment je fais pour passer autant de temps à ne rien foutre – mais le temps passe vite, si vite, comme si l’aiguille accrochée au mur faisait un tour par minute. Vous y croyez, vous ? Moi, je sais même plus ce que je dois croire au final. Parce que c’est vrai, au fond, je sais même pas ce que je fous là.
C’est difficile de communiquer avec les autres résidents. Déjà parce que quand vous essaierez, ils vous répondront forcément un truc à côté de la plaque. Ensuite parce que, si vous parlez pas aux médecins et que vous vous retrouvez à taper la causette à Ginette pour faire passer le temps, ils vont vous tomber dessus et vous assommer de questions jusqu’à ce que vous les envoyiez réellement bouler.
Et en général, ils apprécient pas des masses…
Y en a qu’un ou deux qui sont dignes de respect dans tout ce bordel. À savoir ceux qui évitent de me bourrer de medocs en me disant que ça m’aiderait à me faire devenir normal. Normal hein.
Mais ce n’est pas moi, c’est eux. C’est eux, bon sang.
Ils ne comprennent pas. Ils ne veulent pas comprendre. Que ce truc, ce truc que je vois, qui devrait pas être là, est réel. Ils ne veulent pas le comprendre.
Je ne suis pas fou.