Mer 26 Nov - 23:20
La terre, étrange lieu, on y est si lourd, l'air y est si vif, tant de bruit vient à moi, tant de gens y vivent. Parfois je me dis que je devrais y passer plus de temps, plutôt que dans le froid royaume qui est le mien. Mais il y a toujours une raison -pas le temps, pas d'utilité, rien à y faire ou que sais-je encore... Tant de longues heures passées à contempler l'horizon gris et son fil infini, où la perle du temps avance inexorablement. cette petite chose en pierre noire occupait l'intégralité de ma vie, à démêler les nœuds qui se trouvent sur son passage. Heureusement pour moi, elle ne m'affecte pas. Voilà donc la raison de ma présence sur Terre, pourquoi pas après tout, lorsqu'on dispose d'une infinité de temps.
En ce moment l'automne finissait sur cette terre nordique, le froid prenait lentement possession des forêts, depuis ses fjords glacés. J'avais longuement contemplé la cour e la Congrégation, qui portait encore les stigmates du récent combat de mon ami Ershkigal contre cette... pouffiasse, d'après une expression française particulièrement judicieuse, d'Inanna. Les missionnaires n'en avaient pas eu l'air plus perturbés que ça, sans doute habitués à ce qu'entre eux ils appelaient nos "gamineries" (comme quoi c'est parfois blessant de pouvoir entendre sans être vu).
En réalité nous Dieux n'étions pas si idiots. En tant qu'êtres plusieurs fois millénaires, nous avions tous eu le temps de voir, d'observer, d'apprendre e surtout de ne pas oublier. Nos rires si puérils, nos jeux si cruels n'étaient que les vains spasmes d'êtres blasés et aussi plats que la banquise en hiver.
Les derniers rayons de soleil de la journée nimbaient encore de doré les quelques feuilles restant accrochées à leur branche, sous l’œil narquois de sapins que rien n'ébranlait. Mes pas solitaires me conduisaient encore à l'écart de toute présence humaine, en plein cœur de la forêt déshabillée de lumière, à la recherche sans doute d'une hypothétique compagnie qui n'en soit pas une autant que de solitude, me délectant d'une sourde mélancolie comme on reste sous une cascade malgré le poids de l'eau rugissante.
Je suivais depuis quelques instants une rivière bruyante et gelée, quand elle me mena soudain vers l'une des nombreuses présences qui évoluaient autour de moi. Ce n'était pas un humain, ni un animal, mais une Créanne sous sa forme humaine. Je m'avançai, intrigué et curieux, pour découvrir une magnifique créature, qui visiblement savait tirer parti de sa jeunesse éternelle.
Je m'assis tranquillement, diffusant volontairement une aura humaine autour de moi, en observant avec plaisir la beauté du décor et la douceur fraîche de cette fin d'après-midi. Rien d'humain là-dedans, rien de malsain; j'avais été une femme, j'avais été un homme et je n'avais pas de véritable forme, seulement celle-ci que je portais depuis quelques temps.
J'attendais qu'elle finisse, sachant qu'elle m'avait perçu et m'amusant de la situation, elle croyait certainement que je me rinçais les yeux et tenterait une approche séductrice...
Ah, elle semblait avoir terminé. A sa demande dite avec un naturel un peu exagéré, je lui tendis un vêtement surgi de nulle part en lieu et place du chiffon qu'elle m'avait demandé. Un pull et un jean, ce serait adapté aux températures. Quant à moi, j'avais pour l'occasion ma dégaine d'humain, une longue toge orange vif entourant mon corps que j'avais un peu réduit, et le crâne nu, privé de mes habituels cheveux longs et noirs comme la nuit. Un bonze tibétain.
Je lui souris, content de mon petit effet. Elle ne s'attendait certainement pas à ça.
_Bonsoir jeune demoiselle. Vous avez bien de l'audace pour vous baigner ainsi dans le froid commençant... Qu'est-ce qui vous mène si loin des chemins ?
Tournures ésotériques un peu désuètes. Voyons voir à présent quelles seront ses paroles...