« Oh Mother Russia, Union of Lands ! »
(Sabaton - Panzerkampf)
Suède, aéroport de Stockholm-Arlanda, terminal cinq. Samedi 20 décembre à 13:27.
Écouteurs aux oreilles, une main sur son portable et l'autre sur la bandoulière du sac posé à ses pieds, Artyom attendait, adossé contre un mur. La musique du groupe suédois Sabaton déferlait dans ses oreilles, à un niveau suffisamment élevé pour qu'une vieille femme attendant non loin tourne la tête avec un regard mécontent. Le jeune homme avait enlevé son manteau, malgré la vague de froid qui s'était abattue sur Stockholm ; à l'intérieur de l'aéroport, il faisait chaud, en partie sûrement à cause de cette agitation constante.
Il aimait bien les aéroports. Tous ces gens qui attendaient de partir. Certains s'impatientaient, regardant leur montre, ou bien les panneaux électroniques qui donnaient les horaires des différents vols, comme si soudain l'avion qu'ils étaient censés prendre aller partir plus tôt pour leur éviter une longue attente. Ces enfants, séduits par la perspective d'être pour la première fois dans cette « machine volante », qui couraient partout en bousculant les adultes, avant de les regarder avec un sourire gêné pour s'excuser – pour reprendre ensuite leur manège turbulent, mais qui avait le mérite de les occuper. Les hommes et femmes d'affaire, blasés par de trop nombreux voyages aériens, perdus dans leurs pensées.
C'était un bel endroit, un aéroport. Une foule de sentiment contradictoire. L'impatience de celui qui part, la tristesse de celui qui reste, la joie de celui qui attend le retour d'un être aimé et la peur des phobiques de l'avion. Le terminal cinq était bondé. Réservé, comme le deux, aux vols internationaux, il permettait à cette heure précise de rejoindre St-Petersbourg. C'est la compagnie Aeroflot qui allait emmener Artyom, et tous ceux qui attendaient ici, par terre, sur des chaises, ou debout, dans la ville russe.
Renouer avec ses origines, dirait-on. Pour la première fois, Artyom Rijskaya allait fouler le sol russe. Son prénom et son nom étaient pourtant assez clairs concernant ses origines, mais le destin avait voulu que son père meure avant de pouvoir l'amener dans sa ville natale, et sa mère avait toujours eu peur de ne pas supporter le choc de retourner sur les lieux de sa rencontre avec celui qui deviendrait son mari, avant de la laisser veuve. Et c'était en ce jour précis, la veille de son vingtième anniversaire, que le jeune Norvégien allait embarquer dans l'avion qui l'amènerait à St-Petersbourg. Sa mère était censée le rejoindre le lendemain, pour qu'ils passent son anniversaire puis Noël ensemble – et se revoir un peu. En effet, l'étudiant avait passé les derniers mois à Stockholm, loin du village norvégien où il avait grandi.
Impatience, appréhension. Artyom ne savait pas à quoi s'attendre. Il ne savait même pas ce qu'il espérait trouver là-bas. Son père ne serait pas présent, et il n'y aurait pas la moindre trace de son passage sur Terre. Pourtant il y avait quelque chose de réconfortant dans l'idée de se trouver, quelques jours durant, dans la ville qui avait vu son géniteur naître.« Les passagers du vol 6286 à destination de... »
L'avion décollait à 13:55, atterrissait une heure et trente cinq minutes plus tard à l'aéroport russe. Il était temps de se mettre en route.
Russie, St-Petersbourg, dimanche 21 décembre, à 10:13.
Le Musée de l'Ermitage était assez attirant aux yeux d'Artyom pour qu'il ne prenne pas la peine d'attendre l'arrivée de sa mère, en fin d'après-midi, pour y aller. Il était déjà suffisamment frustré d'avoir perdu deux heures à cause du décalage horaire, la veille : il était arrivé à 17:35 à l'aéroport de Pulkovo, et ce dernier étant situé à une vingtaine de kilomètres de la ville, il avait encore dû prendre un taxi avant d'arriver à destination. Certes il le savait déjà, mais il n'avait du coup rien pu faire le soir-même, à part aller boire une bière dans un bar et rentrer à l'hôtel dormir. La visite de la ville commençait dès maintenant pour lui : il ne disposait que de six jours pour découvrir l'endroit, et ne souhaitait pas en perdre une seule seconde.
C'était un véritable centre culturel, et la multitude de musées et autres lieux passionnants à visiter présentaient à Artyom un choix difficile : il allait devoir en éliminer certains, ne restant pas sur place suffisamment longtemps.
Il était malgré tout heureux que les musées soient, dans ce pays, ouverts le dimanche. En revanche il n'avait pas consulté les horaires, et arriver devant les portes encore fermées le fit jurer à voix haute, s'attirant les regards surpris d'un couple d'autochtones. En effet, le jeune homme avait beau être capable de se débrouiller plus ou moins en russe – en raison de ses origines, il avait tout fait pour l'apprendre – sa langue natale restait le norvégien, bien qu'il maîtrisât tout aussi bien l'anglais, après de longues années d'étude.
Toujours fut-il que l'insulte qui passa le barrage de ses lèvres fut en norvégien, ce qui pouvait certes surprendre. Par chance il découvrit rapidement que le musée, considéré comme l'un des plus beaux et riches musées d'art européen, ouvrait à 10:30, ce qui expliquait d'ailleurs la petite file d'attente qui commençait déjà à se former.
Finalement pas si mécontent d'être arrivé en avance, Artyom prit place derrière une femme et son enfant, un gosse visiblement insupportable qui, d'après les quelques phrases que l'étudiant norvégien parvint à saisir, râlait parce qu'il allait devoir observer des peintures plutôt que ses dessin-animés préférés.
Une demi-heure plus tard Artyom était finalement libre de errer autant de temps qu'il le souhaitait dans l'immense musée. Il ne connaissait personne dans cette ville, et comptait profiter des heures avant l'arrivée de sa mère pour pas avoir besoin de parler et s'absorber dans l'étude de toutes ces œuvres d'art. Ça faisait du bien aussi d'être seul, tranquille, de ne connaître personne et de se contenter de profiter d'un endroit totalement nouveau.
- Le musée était immense, encore plus que ce que Artyom aurait pu imaginer. Évidemment il s'était renseigné avant de venir dans la ville, et ce n'était pas pour rien que cet endroit en particulier avait retenu son attention. Son immense contenu, et la beauté du bâtiment en lui-même d'ailleurs, l'avait immédiatement attiré. Mais tout de même ! De là à s'imaginer le nombre exceptionnel d'œuvres exposées – environ 60 000 selon le prospectus qu'il avait récupéré à l'entrée – réparties dans un nombre tout aussi impressionnant de salles, et c'était sans compter la réserve, qui comptait encore plus de trésors. Car oui, à ce stade-là, on ne pouvait que parler de trésor. Un héritage des temps anciens, une collection exceptionnelle. De Monet à Van Gogh, en passant par Ingres et Renoir... Il y avait tant de choses à voir ! La frustration du jeune étudiant revint à cet instant-là. Ne pas avoir le temps de visiter entièrement la capitale, c'était une chose. Dans tout voyage, il y avait des choix, parfois difficiles, à faire. Mais ne même pas pouvoir regarder le musée dans son intégralité ? C'était un tel gâchis... Cependant cela lui fournissait une excuse valable pour revenir un jour dans cette ville – et il était rare que les gens critiquent l'envie de se cultiver. En tout cas ce n'était probablement pas quelque chose qui allait lui être reproché, et à vrai dire il n'en aurait rien eu à faire. Certaines personnes n'étaient pas réceptives à l'art, d'autres faisaient seulement semblant de s'y intéresser pour paraître cultivés – grand bien leur fasse. Ils rataient quelque chose, mais Artyom avait suffisamment de pays, musées, parcs, paysages, à visiter pour perdre son temps à tenter de raisonner ces personnes.
Le Champ de Coquelicots, par Claude Monet, retint un instant l'attention du jeune Norvégien. Il aimait bien les œuvres du peintre français, et aurait aimé un jour visiter le pays natal de l'artiste pour observer, en vrai, tous ces paysages qu'il avait peint. La France était cependant un pays relativement lointain, et il n'avait encore jamais eu l'occasion d'y aller. En attendant, c'était un plaisir d'observer ses œuvres. Celle-ci particulièrement, peut-être parce qu'on ne voyait pas souvent des champs de coquelicots en Norvège. Artyom observa longuement les détails de l'œuvre, avant de se décider à s'éloigner. Il n'avait déjà pas beaucoup de temps, alors si en plus il s'arrêtait une demi-heure devant chaque peinture, il n'avait pas fini...
Après l'impressionnisme, la salle suivante était consacrée au caravagisme. Encore un courant artistique que le jeune homme appréciait beaucoup, par le réalisme de ses scènes et l'emploi magnifique du clair-obscur. Il prit le temps d'observer chaque œuvres – malgré la culpabilité qui revenait au galop, chaque minute passée à observer une de ces peintures était une minute de moins à découvrir les salles suivantes – mais à nouveau, s'attarda sur une en particulier. « Le concert, Mattia Preti, 1630 » indiquait le petit écriteau en dessous, en plusieurs langues. C'était d'ailleurs l'avantage des musées : ils proposaient généralement de nombreuses traductions, ce qui était assez heureux pour tous ceux qui ne parlaient pas la langue officielle du pays où ils étaient. Pour le coup, Artyom n'avait pas compris le nom russe donné à la peinture, alors c'était une bonne chose qu'il apparaisse aussi en anglais.
Il s'était rendu compte, depuis son arrivée à St-Petersbourg, que sa maîtrise du russe était bien hasardeuse, et qu'il n'allait pas pouvoir dire grand chose à des natifs du pays. Il avait un vocabulaire assez varié, qui lui permettait de désigner la plupart des choses qu'il voyait. Mais au niveau de la grammaire c'était beaucoup plus aléatoire, et sa prononciation laissait aussi à désirer. En mélangeant comme il pouvait russe et anglais, il parvenait malgré tout à se faire comprendre, et avait pu parler à quelques personnes durant le temps qu'il avait passé au bar la veille. Il avait même eu la chance de croiser la route de quelqu'un connaissant à peu près le norvégien ; et la discussion qui avait suivi avait été un étrange mélange de trois langues, mêlant même parfois deux ou trois mots de suédois. En effet l'interlocuteur de l'étudiant avait beaucoup voyagé, et si en dehors de sa langue natale, le russe donc, il ne maîtrisait aucun langage parfaitement, il connaissait quelques mots provenant de nombreux pays. Artyom en avait profité pour améliorer comme il pouvait sa maîtrise du russe, entre deux verres de bière, mais ce n'était pas forcément le meilleur moment pour prendre des cours, et il devait bien avouer qu'il n'avait pas vraiment l'impression d'avoir progressé.
Tout ça pour dire que Artyom avait bien eu besoin de la traduction sur l'écriteau pour comprendre le titre du tableau, et il se retrouvait maintenant à l'observer – le tableau, pas l'écriteau, vous êtes stupides ou quoi ? Assez sombre, comme la plupart des œuvres de ce courant artistique d'ailleurs, il représentait trois personnages. Deux jouaient d'un instrument de la musique, tandis que le troisième, une femme avec un regard qui semblait assez... maléfique au Norvégien, un éventail à la main. Habits d'époque, chapeaux à plumes, parchemins, venaient compléter cette scène. L'ambiance était relativement sombre, pourtant l'étudiant trouvait une certaine beauté au tableau. Il ne savait pas pourquoi celui-ci en particulier, mais il l'aimait bien – voilà ce qu'il décida au bout de quelques minutes à l'observer. Conclusion fascinante, n'est-ce pas ? De la part de quelqu'un passionné par les arts, on aurait pu attendre à quelque chose de mieux que « c'est bien ». Eh bien non, et vous avez qu'à un commentaire de deux pages sur une peinture vous-même plutôt que de critiquer les étudiants en vacances !« Ça ferait une jolie pochette d'album... »
Voilà, une autre remarque... Constructive ? Aucune importance de toute manière, il ne devait pas y avoir grand monde qui maîtrisait le norvégien ici. Artyom jeta cependant un coup d'œil derrière lui et, ô surprise ! Il y avait quelqu'un. Une jeune femme, peut-être un peu plus âgé que lui mais il n'aurait su lui donner précisément un âge – il était totalement nul dans cet exercice. Il ne pouvait pas dire le contraire : elle était belle, très belle. Une beauté assez froide, mais il n'était pas hypocrite au point de dire « nan mais j'préfère les jolies filles souriantes, pas les belles filles hautaines tu vois ». De longs cheveux blonds, des yeux de glace mais d'une jolie couleur bleutée, une visage aux traits fins, un corps tout aussi attirant... Enfin le jeune homme ne s'attarda pas trop à vrai dire, cela aurait pu être mal interprété par la belle inconnue, et autant éviter de l'offenser.« Excusez-moi, je n'avais pas vu qu'il y avait quelqu'un. »
Anglais cette fois, avec un peu de chance la jeune femme était capable de comprendre cette simple phrase dans une langue considérée comme universelle. Ce n'était pas le moment de s'essayer au russe. En effet Artyom avait souvent du mal à supporter les gens qui faisaient des commentaires devant chaque œuvre d'art, et au cas où c'était aussi le cas de l'inconnue, mieux valait s'excuser. Un nouveau regard pour la peinture – qui définitivement, irait tellement bien sur la pochette d'un CD, ne put-il s'empêcher de remarquer encore une fois – avant de se décider, peut-être, à partir. Il y avait tant d'autres œuvres à voir aujourd'hui...
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