"Par moi l'on va dans la cité dolente, par moi l'on va dans la douleur éternelle, par moi l'on va chez la race damnée. La justice a guidé mon sublime créateur; je suis l'œuvre de la divine puissance, de la souveraine sagesse et du premier amour. Avant rien moi rien ne fut créé qui ne soit éternel, et moi, je dure éternellement. Laissez toute espérance, ô vous qui entrez."Extrait de La Divine Comédie
De Dante
~*~
Il y a très peu de choses que j'ai faites et que je regrette. Après tout, en tant que dieu de la mort, je n'ai jamais eu aucun scrupule à ôter une vie, pourtant celle-ci j'aurais préféré ne pas la faucher. Je ne dirai pas pourquoi je l'ai fait. Je ne dirai pas qui Elle était. Il me paraît juste important de vous parler de cet instant, car il m'a changé, car il est l'un des moments clef de ma longue et ennuyeuse vie.
~*~
Nous nous trouvions dans l'Entre-deux, cet espace hors du temps où se situe la porte qui mène aux Enfers. Une légère brume flottait à nos pieds et la terre noire crissait sous nos pas. Elle se tenait là, droite et immobile, me tournant le dos, le regard fixé sur la porte.
Je m'approchai lentement, silencieusement, la brume coulant le long de mes jambes, jusqu'à me retrouver à quelques mètres d'elle.
- Gehstinanna, murmurais-je doucement.Elle croisa les bras mais ne se tourna pas. Elle semblait tendue et sa posture rigide ma laissait penser qu'elle ne souhaitait pas me regarder.
- Tais-toi. Je ne veux rien entendre, dit-elle d'une voix étranglée.
- Regarde-moi !J'avais parlé d'une voix douce mais qui ne cachait pas l'ordre clair que je venais d'énoncer. Elle baissa la tête semblant hésiter.
- Je ne peux pas. Sinon je vais avoir peur. Je vais… (Sa voix se brisa) Pleurer. Tu y crois ? Moi qui n'ai pas peur de vous ?
Mon cœur, si tant est que j'en possède un, se serra dans ma poitrine. Je ne pouvais rien faire hormis subir et faire ce que l'on m'imposait. Imposer… Voilà un mot qui me semblait résonner étrangement dans ma bouche. En quelques pas je franchis les mètres qui nous séparaient puis, hésitant, je posai ma main sur son épaule.
- Cette peur que tu ressens n'est pas un tort pour vous, les humains.Elle se tourna brusquement, des larmes brillant dans son regard pourtant déterminé.
- Je ne t'en veux pas. Je… Je suis désolée, promis. Je ne voulais pour rien au monde ce qui s'est passé, mais je ne t'en voudrai jamais. Ce n'est pas de ta faute.
J'eus un petit sourire triste et posai une main sur son visage pour essuyer ses larmes. A cet instant elle me paraissait tellement perdue. Comme une petite fille bousculée par le monde.
- Ce n'est pas la tienne non plus. J'aurais voulu que les choses se passent autrement… Qu'ils te voient comme moi je te vois.Elle eut un petit rire étranglé, puis repoussa une mèche derrière son oreille, mal à l'aise.
-Tu aurais préféré qu'ils soient tous aussi gentils avec moi ?
J'eus un petit rire. Je n'avais rien de gentil, autrement nous ne serions pas ici, à l'instant même.
-J'aurais préféré qu'ils ne soient pas aussi stupides !-Et ils ne le sont pas assez pour laisser ma vieille carcasse tranquille. Mais tant mieux, comme ça je pourrais revenir vous hanter un de ces jours !
Je restai silencieux, sachant qu'elle ne reviendrait pas.
-Bon j'ai un sommeil à préparer moi ! (Elle se recula de quelques pas et essuya ses larmes) Les hommes changeront. Je t'attendrais à ce moment-là.
J'aurais voulu lui dire que les hommes auraient beau changer, les dieux resteraient les même peut importait les temps et civilisations que nous allions traverser. Je serrai les dents. C'était là, je ne pouvais plus me défiler. Il était trop tard.
-Je viendrais même si cela doit me prendre des millénaires.Je craignais de ne pouvoir tenir une telle promesse. Même moi, je ne pouvais dépasser certaines limites ou aller à l'encontre de certaines lois ou décisions. Le sourire doux qu'elle eut me fit mal. Je voyais cette résignation ancrée dans ses yeux.
-Je sais, répondit-elle. Je t'attendrais. (Elle me tourna alors le dos, peut-être pour que je ne distingue pas son visage défait) Et tu diras à mon père… Non, laisse tomber. Vas-y.
Ce fut comme si mon cœur devenait aussi lourd qu'un rocher. Alors je me rapprochai d'elle et posai mes mains sur ses tempes. Je sentais le sang battre dans ses veines, son cœur qui palpitait, sa respiration saccadée. Toutes ces petites choses qui, associées, formaient une vie harmonieuse.
Puis tout s'arrêta.
Son coeur cessa de battre, le sang de couler à travers ses veines, son souffle se tarit. Elle s'affaissa telle une poupée de chiffon et je la rattrapai délicatement avant qu'elle ne touche le sol.
-Pardonne-moi Gesh, murmurais-je d'une voix rauque.Je déposai un baiser sur son front puis me relevai, la portant dans mes bras.
Je hais les dieux. Leurs préoccupations égocentriques et futiles. Leur prétendue perfection, leur prétendue sagesse. Je les hais tous autant qu'ils sont. Contradictoire n'est-ce pas ? Puisque j'en suis un.