Sam 16 Mai - 17:27
Cela fait plusieurs jours que je l'observe, le petit humain. Je veux uniquement savoir comment, comment il vient à bout de ce défi. Car c'en est un, des plus terribles. Cela fait plusieurs jours qu'il erre dans le désert, sans voir de but se profiler, où qu'il regarde.
Trouve quelqu'un à qui parlerBien entendu, il n'y a jamais eu personne ici qu'à l'aube des temps; mais cette ancienne plaine sculptée par les eaux n'est plus qu'une étendue sans nom où aucune terre ne vient adoucir le tranchant des rochers. Le désert dévorant et féroce, le lieu ultime où Alexander se confronte à lui-même, là où il n'a personne d'autre à fuir.
Je connais le désert, c'est mon royaume. Là où rien ne vit s'installe l'esprit, rayonnant plus que jamais au fond de nous, nous submergeant de ses plus cruelles vérités quant à ce que nous sommes. Combien ont déjà fui la solitude par peur de se trouver face à eux-mêmes, par peur de se faire dévorer par leurs plus profonds sentiments ? Lui ne l'a pas fait, il n'est pas devenu fou, mais il parvient à ses limites. Les vivres que je lui ai fournis ont été refusés par son corps, et les nuits glaciales ont éloigné de lui le sommeil. La peur de mourir, bien sûr. Elle est toujours là quand on est seul, il suffit de l'écouter pour y succomber. Moi je l'ai envoyé dans le désert, seul et dans le froid, en espérant qu'il saurait l'éloigner de lui; avec de la foi en lui.
Seulement il a échoué; dès les premières heures cette peur était là, le poussant dans ses retranchements, aux limites de son courage. Le petit homme discret, celui qui n'osait presque pas sortir en plein jour, s'est soudain trouvé agrandi de tout un désert, une immensité vierge qu'il a fait sienne.
Mine de rien il avait remporté son épreuve haut la main, titubant et trébuchant sur les gravats des longues pentes du désert. La peur l'avait emporté, et il est revenu; il est tombé et s'est relevé, maintes et maintes fois sans perdre en lui l'objectif de toucher à son but. Il a du cran, ce petit homme. Il est devenu un peu plus fort, peut-être.
Oh bien sûr, en quelques jours impossible de devenir un colosse de force. Certes il est un peu abîmé mais sa résistance s'en trouvera améliorée, et sa persévérance renforcée. Et bien sûr, c'est ce que je voulais. Toutefois je dois bien avouer que j'ai été surpris par son courage: beaucoup d'autres auraient abandonné, ou perdu le contrôle de leurs nerfs, ou encore se seraient laissés dépérir. Lui a continué, pour ma plus grande fierté. C'est une grande qualité pour moi, la persévérance permet de ne jamais cesser d'essayer de devenir meilleur.
Ou l'inverse, pour mon plus grand malheur. Ceux qui ont cette force de la volonté deviennent toujours extraordinaires, en bien ou en mal. Impossible de le savoir pour l'instant.
Je contemple, songeur, sa petite silhouette titubant bien loin au-dessous de moi. Je ferais tout pour que sa volonté le porte vers des sommets, mais c'est à lui de décider de sa destination, celle qu'il a commencé à entrevoir pendant sa traversée.
Je descends à quelques pas du garçon écroulé au sol. Il a atteint ses limites physiques, mais essaye encore de se lever... Mes pas crissent sur les gravats gelés, et le vent s'engouffre dans mes amples vêtements. Je ne sens pas le froid.
Je m'agenouille à côté de lui comme ses yeux papillonnent désespérément pour rester ouverts, détache sa main ensanglantée du roc qu'elle enserre de toutes ses forces, puis passe mon bras sous sa tête pour la soutenir et le garder conscient. Il a un peu de barbe à présent, et il a l'air plus mûr aussi, quoi que toujours aussi jeune. Je saisis sa gourde et lui verse un peu d'eau dans la bouche, avant de lui dire enfin:
_Alexander, tu as trouvé à qui parler, n'est-ce pas ? Et tu as survécu au désert. C'est bien, tu es plus fort désormais.
Je lui souris en prenant sa main.
_Je suis fier de ce que tu es, sois-le comme moi, car à présent tu es Prêtre-Roi de Nanna, mais surtout tu es Alexander Aestas, et c'est déjà beaucoup. Je te confie mon pouvoir en sachant que tu sauras le maîtriser.
Tu as réussi, Alexander, merci.
A présent il s'agit de le ramener à la Congrégation. Malgré toute sa volonté le jeune homme ne semble pas du tout en état de marcher. Je n'aime pas vraiment faire ça mais je le lui dois bien après ce qu'il a consenti à faire pour moi. Après, je n'aurai aucune obligation envers lui; il est à mon service après tout.
Passant mon autre bras sous ses jambes je le saisis dans mes bras et me relève dans mon royaume. L'instant d'après je suis de nouveau à la Congrégation, dans la clairière de mon temple, là où son histoire a commencé il y a quelques jours.
J'hésite quelques instants; Lewis n'apprécierait pas du tout que je vienne à nouveau semer le désordre à la Congrégation, et bien que je le méprise cordialement je préfère éviter d'avoir affaire à ce petit individu teigneux. C'est pourquoi je me résous à laisser mon Prêtre-Roi tout neuf étendu sur l'autel, aux côtés d'une pile de paquets de petits beurre, en espérant qu'il trouverait la force de marcher jusqu'aux bâtiments ou que quelqu'un passe par ici et le ramène.
Après un dernier regard à son visage émacié je disparais dans la poussière du sol. Il fera de grandes choses, je le sais.