Utu & Inanna
Utu est ailleurs.
Son regard n'est pas posé sur moi, mais bien plus haut sur les terres ; mes sourcils se froncent. Autre chose doit attirer son attention. Quelque chose de plus important que mes méfaits. Ceux d'un autre Dieu.
Les Leurs.
Mon regard se porte sur l'Europe. Je ressens leur présence là-bas, divine et imposante. Dévastatrice. Ils ne prennent ni la peine de se cacher, ni celle de modérer leurs excès. Mes enfants tremblent sous cette terre violente et amère, désillusionnée depuis tant d'années. Nin. Mon beau Nin. Pourquoi ce soudain éclair de colère ? Cela ne te ressemble pas ; toi qui me modères toujours, me remets dans le droit chemin, tu peux aussi laisser éclater ton courroux de cette manière ? Eh bien. Je suis autant ravie de le voir si dynamique qu'agacée par le fait de n'avoir pu le voir se déchaîner de mes propres yeux. La chose est suffisamment rare pour qu'on ait envie de la savourer comme il se doit lorsqu'elle arrive.
Autre chose m'agace. Utu, ce regard si lointain, désintéressé de mes petits actes minables pour ne le poser que sur notre crâneur de frère. Bon sang, Utu, regarde-moi. Regarde-moi, et arrête de toujours chercher le sien ; tu n'existes même plus pour lui. À quoi cela te servirait-il d'aller le voir maintenant ?
Mes cheveux chutent au sol, et tes yeux suivent enfin leur lente descente. Il ne comprend toujours pas, je le lis sur son visage. Le voit à nouveau comme un signe de colère, de moquerie ; mais pense-t-il que je couperais une partie de moi par simple provocation ? Pour le faire réagir, oui. Pour lui faire comprendre, peut-être. Que sa Justice, je peux y croire. Mais seulement s'il s'en donne les moyens. Seulement s'il m'en donne les moyens. Tu ne vois pas ce qui crève les yeux, mon frère. Mais je ne ferais plus dans les signaux de fumée, à présent.
Ses yeux sont troubles. Je l'ai plus perturbé que je ne saurais le croire, visiblement. Peut-être est-ce lié à ce qu'il se produit à Stockholm ? Sûrement, oui. Il pense à Lui. À Nanna. C'est pour ça qu'il abandonne si facilement. Trop facilement. J'en suis presque déçue. Sans pour autant en être totalement étonnée. Le lien qui les lie, je le connais parfaitement. Je n'y suis pour rien cependant. Bien que je comprenne ce qu'ils ressentent. Moi aussi, j'ai déjà eu peur d'être séparée de Nin. Moi aussi, j'ai cru, un jour, qu'il me tournerait le dos, moi qui l'avais déjà tant déçu. Et blessé, cette fois-là, après la guerre. Par ces armes dévastatrices créées des mains des hommes. Ces hommes sans cœur. Sans âme. Ils ont brisé l'autre partie de moi-même. Et on failli nous séparer, tous les deux. Pour une chose que je n'ai ni encouragée, ni souhaitée. Mais voilà. Les hommes nous déçoivent. Et je le suis depuis ce moment. Je ne les ai pas toujours haï...
Alors oui, les situations ne sont pas comparables. Mais je comprends ce qui le pousse à vouloir courir jusqu'à eux. Enflammer leur univers, dans un flash de lumière aveuglant.
Je soupire en voyant le sort réservé à mes cheveux. Si beaux cheveux... Vous me manquerez quelques temps, mes amis.
Son regard passe sans s'arrêter sur les corps, avant de se poser sur moi. Ce sourire. Essaies-tu de me faire regretter mes actes, mon frère ? Je n'aime pas passer pour plus cruelle que je ne le suis. J'ai tué tant d'homme, participé à tant de guerres. Comment pourrais-je encore ressentir quelque chose en ôtant la vie de l'un de ces insectes ?
– Je ne plie pas, Utu.
Ma voix est un souffle dans le vent. Je ne plie jamais. Du moins, pas face au Soleil.
Il reprend la parole. Il m'agace. Il parle, parle ; ce n'est jamais intéressant. Il me désespère. Que veut-il que je réponde à ça ? Il sait parfaitement que je vais encore être désobligeante. Alors pourquoi s'acharne-t-il ? Lui à me harceler. Moi à le provoquer. Peut-être qu'au fond, les Dieux sont juste des cons. C'est vrai que ça expliquerait certaines choses, d'un seul coup.
Mes lèvres se pincent. La Justice, c'est lui. L'Injustice, c'est aussi lui. C'est un traître à son propre rôle. Peut-être pour cela que je le hais tant. Mais après tout, que l'on soit un traître ou que l'on respecte ce que l'on doit être, fourbe et cruelle, sadique et malicieuse, il y en aura toujours un pour faire la gueule et se plaindre. Parce que c'est mal. Mais le mal, c'est moi. C'est ma nature. Ma nature d'être délivrée de toute contrainte. L'homme ne fera jamais plier la nature, c'est ce que je pensais. C'est ce que je pense encore aujourd'hui. La nature n'obéit pas à des lois arbitraires. Et toi, Utu, c'est ce que tu fais. Tu écris des lois arbitraires, et tu les fais respecter en fonction de ton humeur. Tu n'es pas fait pour être le Juge des cieux, je le crains fort. Navrée de te décevoir.
– Mais même si c'est ton rôle, pour moi tu ne seras jamais la Justice tant que tu ne cesseras pas d'être un gamin immature et incapable de contrôler tes propres sentiments, je lâche d'un air agacé, croisant les bras sur ma poitrine en le toisant.
Hum. Je n'aurais peut-être pas dû dire les choses de cette manière. Mais bon, ça aurait pu être pire.
– Les hommes tirent leurs défauts de leurs Dieux. Je sais que je suis la pire d'entre nous. Merci de me le rappeler si judicieusement, par ailleurs, je souris amèrement, le ton acerbe. Mais si tu restes cloîtré dans ton délire de « Je suis la Justice donc je fais ce que je veux », honnêtement... Ne compte pas sur moi pour te suivre. La Justice se doit d'être Juste si elle veut être respectée, par eux comme par nous. Et toi, t'es juste... complètement stupide ?
Ah. Bon, d'accord, ça pouvait être pire au final. Je me savais franche, mais peut-être pas à ce point. Allez Inanna, t'es une langue de vipère, assume maintenant !
– Enfin, ce n'est qu'un point de vue, je rajoute d'un air goguenard, consciente de, certainement, aller légèrement trop loin. À moins que tu ne sois pas d'accord avec moi, mon cher frère ?
Trouvant la souche d'un arbre coupé, je m'assied dessus en croisant élégamment mes jambes nues, lui lance un sourire éclatant d'hypocrisie.
– Peut-être que Nin et Nanna seront d'un autre avis, qui sait. Ne devrais-tu pas aller le leur demander ?