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Pardon pour le paté assez décourageant qui donne pas envie d'être lu... J'ai pourtant essayé de le raccourcir, je vous promets!
Bien, pourquoi est-ce que personne ne me suit dans ma nouvelle lubie ? Si moi, ça me permet de ne pas paniquer, de planifier la construction de ruches selon une vieille méthode écossaise, pourquoi est-ce que les autres ne me suivent pas ?
Probablement parce que les autres en question sont Jolene, un jeune et étrange missionnaire que je viens de rencontrer et qui paraît innocent et bizarre comme un enfant, et une créanne infernale à l'aura plus sombre que toutes celles que j'ai eu l'occasion de rencontrer. Et ils ont beau être des spécimens uniques en leur genre, ils n'ont pas l'esprit aussi dérangé que moi.
Donc je suis le seul ici à être soudainement obsédé par les abeilles ? Je suis le seul à vouloir suivre cette pulsion irrationnelle pour ne pas affronter mes peurs ? D'accord, très bien, si c'est comme ça, j'aimerais bien partir et rejoindre des personnes plus ouvertes d'esprit.
Mais bien que je ne fasse que sentir l'immense présence de la créanne, près de la mienne, et bien que celle-ci n'essaie même pas de me posséder, je suis tout de même paralysé.
Je me déteste de ne pas savoir comment réagir, de me laisser envahir par la panique. Je pensais avoir fait des progrès.
J'ai mis plusieurs années pour mieux me contrôler et ne plus me laisser déborder par mes lubies obsessionnelles, et voilà que les abeilles ne quittent plus mon esprit. Oh, je ne perds plus complètement la tête comme avant, mais je sais que mon esprit n'aura plus de repos jusqu'à ce que j'accomplisse au moins une tâche du manuel d'apiculture écossais. Jusqu'à ce que je sois devant le fait accompli, cette idée tournera en boucle, incessamment.
De la même façon, je pensais m'être habitué aux auras de créanne. Ainsi, la vache-crabe est toujours aussi insupportable, mais son aura me met moins mal à l'aise qu'avant. Je ne me sens plus menacé par ce type de présence surnaturelle, même quand elles apparaissent au moment où je m'y attends le moins.
Et pourtant, il faut que mon esprit se détraque le jour où une créanne des enfers fait escale à la bibliothèque ! Il semblerait que j'ai moins progressé que je ne le croyais. C'est frustrant, tellement frustrant que j'enrage. Parce que j'énumère des hypothèses au lieu d'affronter mes peurs. Parce que je suis figé, obnubilé par les abeilles et mes hantises, au lieu de profiter de cette occasion de découvrir une partie de l'inframonde que je connais uniquement grâce aux textes anciens.
Me voilà face à une créanne des enfers, je le sens, cette aura sombre et inouïe, ça ne peut être que ça. Je pourrais apprendre tellement de cette expérience... Si seulement je n'étais pas glacé par cette insidieuse peur d'enfant ! Toutes ces années d'efforts, pour mieux sentir et reconnaître les auras... Toutes ces années à essayer d'observer le monde et les créatures qui le peuplent de façon objective... Je suis désormais capable de poser sur le monde un regard neutre, sans haine, malgré l'accident de mon enfance, et la seule chose qui m'en empêche en cet instant, c'est moi-même !
Le papillon, après s'être envolé pour échapper à Jolene, virevolte un court instant, puis retrouve sa forme humaine. Je sais qu'il m'examine, et j'aimerais faire de même, maintenant qu'il se trouve en face de moi, car les dieux savent combien j'aime observer, avec toute l'attention dont je suis capable, les personnes intrigantes et les nouveaux interlocuteurs. Cependant, j'en suis bien incapable pour le moment, car tout n'est qu'abeilles, frustration et rage, interrogation et peur dans mon esprit, que traversent les réflexions sur mon parcours, mes aspirations et mes échecs, dans un imbroglio inextricable qui commence à m'étouffer.
C'est ironique et pitoyable : ce n'est pas la créanne qui m'empêche de bouger, c'est moi-même.
De nouveaux mots résonnent. Bien que l'homme s'adresse à Jolene, il m'invite à parler, il est prêt à m'écouter... Mais je n'arrive plus à gérer le flux de mes pensées, je n'arrive plus à me concentrer suffisamment pour en choisir une. Est-ce que je suis... charmant ? Effrayant, théâtral, étrange, pompeux, intrigant, on me l'a déjà dit, mais charmant, je crois bien que c'est une première... Cette pensée se mêle au capharnaüm de ma conscience, au moment où une nouvelle sensation apparaisse.
C'est comme une grande bouffée d'air frais. J'étouffais dans un cercle vicieux de pensées, et soudainement, tout devient clair. En prenant son apparence d'homme, il est complètement entré dans mon esprit. Il ne prend pas ma place, non, il ne me possède pas, il entre en contact. C'est une expérience inédite.
C'est presque gênant car j'ai l'impression d'être mis à nu, c'est très personnel, l'intérieur d'un esprit. Mais quelque soit son but, ça n'a pas l'air d'être de me détruire. Son aura a beau être immense et obscure, elle ne me blesse pas. Au contraire, pour pouvoir m'examiner, elle me libère de mes obsessions, elle met en ordre mes émotions, elle calme la tourmente... La panique s'amenuise, l'obsession pour les ruches écossaises s'éteint. Je peux enfin raisonner calmement.
Grâce à l'ordre qu'il a mis dans mon esprit afin de mieux pouvoir l'examiner, je peux enfin observer avec lucidité cet événement rare, duquel je suis à la fois acteur et spectateur ! Peu importe les intérêts que je suis censé servir, les actions de la Congrégation contre les créannes dangereuses, peu importe la bonne cause. Aujourd'hui, je serai égoïste, je ferai d'abord ce qui a toujours été mon but depuis que je suis arrivé à Stockholm, il y a bien des années. Je regarderai avec fascination les événements fascinants et merveilleux qui surgissent de l'épaisseur surnaturelle du monde.
Maintenant que j'arrive à me concentrer, je peux enfin observer cet homme à ma guise. Et nom d'une Mae Jemison, je ne m'attendais pas à ce qu'il soit aussi envoûtant sous sa forme humaine. Sa présence est captivante. Son apparence l'est aussi. Je sais que ma sensibilité à la beauté est particulière, mais je me dois d'admettre qu'il est, très objectivement, beau.
À côté de lui, Jolene reste immobile. Ce qui est peut-être la chose la plus étonnante qui soit arrivée pour le moment. Lui aussi a l'air absorbé par son charisme. Je fixe intensément cet homme. Malgré sa présence dans mon esprit, il me laisse la liberté de réunir mes connaissances, et de fil en aiguille, de New-York à Palmyre, de Ershkigal à Hannibal, je déduis l'identité de la sombre et fascinante créature qui se tient devant moi.
Sa présence s'estompe, puis quitte complètement mon esprit. Me voilà de nouveau seul. Je suis pris d'un puissant vertige. Je ne sais pas trop à quoi ou comment je me raccroche pour ne pas tomber, mais au bout d'un moment, je rouvre les yeux et je passe outre ce désagrément. Il me dit :
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Votre connaissance est appétissante, à n'en point douter. Je déglutis avec difficulté. J'aimerais être complètement neutre, mais il m'est impossible de rester indifférent. Il est inquiétant, nébuleux, fascinant, certainement dangereux mais surtout captivant. Cependant, je ne perds pas de vue mon objectif. Je lui adresse enfin la parole :
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Si mes connaissances ont pu vous être d'une quelconque utilité, accepteriez-vous en échange de me laisser accéder aux savoirs que vous, vous détenez ? Répondrez-vous à mes questions, Baal ?
Les interrogations sont trop nombreuses, je ne sais pas par laquelle commencer... Pourquoi être sorti des Enfers ? Et comment est-ce possible ? Pourquoi venir ici, en particulier, dans ma bibliothèque ? Retournera-t-il dans les mondes souterrains de son plein gré ? Désire-t-il maintenir l'équilibre du monde ? Quelles sont ses intentions, ses aspirations ?
Mais c'est la question que pose Jolene, simple, mais essentielle, que je retiens.
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Tu as vu quoi ? A-t-il demandé, d'un ton grave et presque enfantin. Je crois que Baal ne me fera pas de mal, car je détiens des informations qui l'intéressent. Mais parmi toutes celles que je garde en mémoire, lesquelles sont importantes pour lui ? Je le lui demande :
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Oui, qu'avez-vous vu ? Qu'avez-vous trouvé à votre goût dans mon esprit ?