Sam 10 Sep - 13:02
En écoutant Nao parler, j'apprends son ancienneté, sa forme d'oiseau... Même avec tous les cieux à parcourir, deux cents ans, c'est long. Je me demande s'il attendait un signe qui ferait de lui l'acteur et non plus le spectateur de sa propre vie, mais je me dis que je vais attendre la fin de son récit pour lui poser la question. Avec la mélodie du ukulélé qui résonne dans l'air, on dirait qu'en racontant son histoire, il veut me faire partir avec lui, dans son passé, en voyage... ça n'est pas désagréable.
- J'aime être parmi les hommes, mais ils m'ont toujours effrayé.
Voilà un sentiment étrangement familier. En théorie, je porte le même regard, neutre, presque académique, sur tout cet aspect surnaturel du monde, sur les dieux et tout ce qui est relié à leur existence. En pratique, dès que je sors de mon antre et que je rencontre des créannes, un malaise s'empare de moi et me paralyse presque (même cette stupide vache-crabe me met les nerfs en pelote).
Mais lentement, sûrement, je change. Je pense être en bonne voie pour continuer à gagner en maîtrise sur moi-même, et poursuivre mes observations au contact direct du monde. Et je pourrais même apprécier la vie hors de l'enceinte protectrice de la Congrégation, hors de la tour d'ivoire qu'est ma bibliothèque. Oui, réussir comme Nao à apprécier la vie au milieu des autres, même en étant entouré par ceux qui m'effrayaient auparavant. C'est une belle direction à prendre pour l'avenir.
Les créannes et leurs actions, nos motivations à vivre... Dans cette situation, je peux comprendre que deux cents ans soient lassants, que l'attente puisse vous rendre fou. Il me regarde avec un léger sourire. Je suis toujours aussi sérieux et concentré, mais j'ai un peu de peine pour lui aussi. Et puis, il prononce une phrase qui me tressaillir.
- Pourtant, j'aime les humains et j'aime mes congénères.
Mes yeux s'ouvrent plus grands. Est-ce possible ? Mon ambition d'observer tous ceux, humains, divins, ou entre les deux, qui interagissent et vivent ensemble, gouverne ma vie. Mais les aimer... Il n'en a jamais été question, je crois bien que je n'y ai jamais pensé. Ai-je déjà vraiment aimé ? Je n'en suis pas sûr.
- On m'a appris que toute forme de vie était dotée d'une âme.
Certes, et il faut les respecter, chacune de ces âmes. Mais les aimer ? L'idée me surprend parce que je crois bien en être incapable. Je ressens une sorte de chagrin à cette idée, sans vraiment comprendre pourquoi. Il y a quelque chose qui me gêne, un problème que j'ignorais jusque là... Je laisse dans un coin de mon esprit cette question qui m'embarrasse, car je veux rester concentré sur les paroles de la créanne. Car je suis au moins en accord avec Nao sur un point, c'est un beau bordel, un magnifique désordre que ce monde
- Personne ne cherche à comprendre l'autre.
Oui, c'est probablement l'origine de ce magnifique et dangereux chaos. Je m'étais toujours efforcé de comprendre l'ensemble du monde, mais je n'ai jamais essayé d'apprivoiser les pensées du groupe humain, ou du groupe créanne, ou du groupe dieu, en leur entier. Je me contentais d'observer leurs interactions, les points de frottement entre leurs vies. La vision de Nao confrontée à la mienne est en effet enrichissante, je ne suis pas déçu.
Oui, l'hostilité existe, je la vois à l’œuvre régulièrement. Mais je ne l'ai jamais jugée comme bonne ou mauvaise. Je ne me suis jamais dis que je devrais la contrer. « Il faut des antagonistes à l'hostilité. »
Oui, c'est présomptueux de sa part, de prétendre pouvoir changer les choses. Mais Nao est probablement plus audacieux et courageux que je ne le serais jamais.
Ma liqueur de pirate, j'ai fini de la boire depuis un moment, et je fais tourner le verre entre mes doigts tandis qu'il évoque le projet d'une cohabitation pacifique, son idéalisme pourtant pragmatique. « Ce serait grotesque d'imaginer que l'un vaut mieux que l'autre. » C'est évident, et pour moi qui ai choisi la neutralité, je le sais mieux que quiconque. « Mais il est beaucoup plus facile d'avoir peur et de haïr que de faire confiance et d'aimer. »
À ces mots, je commence à comprendre pourquoi sa précédente remarque sur le fait d'aimer ceux qui nous entourent m'a gênée. Il n'y a pas de haine en moi. Mais il n'y a pas non plus de confiance. Pas d'amour. Je suis très égoïste. Oh, je ne cherche pas à me dévaloriser ou à me plaindre. C'est un fait.
Écouter Nao parler de son espoir d'une paix possible et du rôle qu'il pourrait jouer pour la mettre en place. Comparer nos réflexions et nos capacités d'actions. Cela me fait comprendre une chose que je pressentais, inconsciemment, mais que je n'avais jamais mis en mots.
Pour survivre à mon propre esprit déjà trop plein et dangereux pour moi-même depuis l'accident, devenu incontrôlable et inquiétant, je ne pouvais pas me permettre d'y accueillir trop d'émotions. De la curiosité, de l'ennui, de l'intérêt, de l'agacement, de la sympathie, oui, certainement. Mais de la haine, de l'amour, de la confiance ? Je m'efforce déjà de contrôler la peur, qui prend toute la place si je la laisse faire. Que m'arriverait-il si je me laisser aller à l'amour et à la haine ? Serais-je submergé comme je le suis parfois par l'effroi ?
Ce désir d'observer le monde objectivement et de créer des liens entre les divers événements et les différents êtres qui le peuplent, cette volonté d'essayer de comprendre l'ensemble des choses, est purement égoïste. Parce que je n'utilise pas cette capacité pour amener du bien dans le monde, comme Nao en a l'intention. Ces observations ne sont pas destinées à contrer l'hostilité. Cette neutralité ne me sert qu'à moi-même. Elle me protège, moi.
L'objectivité et de la neutralité de mes pensées, j'en ai besoin pour étouffer et faire disparaître la peur, comme j'ai déjà étouffé la confiance, la haine et l'amour. Je ne laisse de la place qu'aux émotions qui ne risquent pas de me déborder, la sympathie, l'ennui, l'agacement, la curiosité. Durant les longues années qui suivirent l'accident, jusqu'à aujourd'hui encore, j'étais trop soumis à mes lubies subites, à mes crises, à mes obsessions incontrôlables, il fallait que je me protège de tout cela...
Car je suis, et j'ai toujours été entier, réagissant au-delà de toute mesure aux événements qui ponctuent ma vie. Je ne sais pas rester indifférent, ce qui me touche me prend à la gorge et me fait vivre plus intensément.
Voilà donc pourquoi j'ai trouvé naturellement ma place à la Bibliothèque de la Congrégation. Pas pour me tenir en sécurité loin des créannes (il y en a bien plus à Stockholm que chez moi en Estonie). Mais pour m'abriter dans un endroit monotone comme une bibliothèque, parce que j'étais encore trop sensible il y a douze ans. Tout ce qui sortait de l'ordinaire me bouleversait, créait tellement de secousses dans mon esprit que c'en était néfaste. La Congrégation était l'endroit idéal pour m'habituer aux auras, pour assouvir ma curiosité vis-à-vis de l'épaisseur surnaturelle du monde, pour apprendre à neutraliser ces crises d'émotions trop fortes. En somme, l'environnement parfait pour assagir et assainir mon for intérieur chaotique.
Ce n'est pas les créannes que je crains le plus. Depuis l'accident, je le sais sans vouloir l'admettre. Ce n'est pas de me faire posséder à nouveau qui m'angoisse. C'est le chaos qui règne dans mon esprit depuis l'accident, ce bordel dans mes pensées qui m'effraie tant. Je ne me protégeais pas des créannes en vivant à la bibliothèque. Je me protégeais de ces émotions dangereuses qui me prennent à la gorge quand j'en rencontre une et que je prends peur. Je n'ai jamais réellement aimé quiconque parce que ça me dévasterait. Je n'ai jamais haï parce que ça me noierait.
Et je le savais sans vouloir l'admettre, jusqu'à ce qu'écouter Nao parler sincèrement de son affection pour tous ceux qui l'entourent, m'oblige à me regarder en face, à accepter cette étrange vérité...
Je me rends compte que Nao a arrêté de parler depuis un moment maintenant. Je crois que j'ai les yeux un peu humides. Doucement, en silence, je me passe une main sur le visage. Allons, reprends toi Fray, ce n'est pas la fin du monde. Je m'excuse auprès du jeune homme qui se tient droit sur son tabouret :
- Navré, c'est l'alcool, ça me rend sentimental et émotif.
Ça n'est pas vrai. J'ai rarement été aussi lucide. Le ballet cubiste et discordant de mes pensées qui fusent en tout sens dans mon esprit continue encore. Mais il s'éclaire d'une lumière nouvelle, qui fait disparaître les zones d'ombres et rend tout évident.
Que m'arrive-t-il ? Douze ans plus tard, je ne sais toujours pas rester indifférent. Mais mes crises irrationnelles se font rares. J'ai désormais assez de contrôle sur moi-même pour envisager de quitter Stockholm un moment. J'ai envie de partir en vacances. J'ai proposé à David de me laisser apprivoiser par lui, et d'essayer de l'apprivoiser lui. Je n'intimide plus les étudiants, au contraire, je me lie d'amitié avec eux, avec Lynn, Tyarisse, Warren... J'ai discuté avec Baal. Les choses ne sont-elles pas en train de changer ?
Est-ce que je ne comprends que maintenant cette vérité sur moi-même parce que je suis sur le point d'évoluer ? Suis-je capable d'aimer et de haïr et de faire confiance et d'avoir peur, comme tous les autres êtres sur cette terre dotés d'une âme, sans me perdre dans le méandre de mon esprit ?
Alors, je pose à Nao la question que j'avais mise de côté :
- Cet appel que vous attendiez, qui vous a poussé à agir... Comment est-ce arrivé, après avoir été le spectateur de votre vie pendant si longtemps ?
Je le regarde enfin, directement, et je continue :
- Je me permets de vous poser cette question, parce que j'ai le sentiment que je suis en train de changer, et je me demande si je ne suis pas en train de passer par le même processus que vous. Oui, ce moment où l'attente prend enfin tout son sens... je crois que je suis en train de le vivre.
Depuis l'accident qui est survenu lorsque j'étais encore enfant, j'ai mis de nombreuses années à retrouver un certain contrôle de mon esprit, et ça n'est que récemment que j'ai commencé à ma confronter au malaise irrationnel qui me prend quand je me trouve en face d'une créanne, comme vous avez pu le constater. Mes récents progrès me font penser que je pourrais peut-être partir voyager, pour continuer mes observations à l'étranger et faire avancer mes hypothèses sur l'organisation du monde.
J'ai un moment d'hésitation, avant de reprendre, en le désignant d'un geste de la main :
- Et vous voici, vous. Je pensais, avec beaucoup d'enthousiasme et d'intérêt, qu'il serait fructueux et enrichissant d'échanger nos observations et nos points de vue, et ça l'est ! Mais je ne savais pas que vos remarques m'ébranleraient autant autant...
Car, contrairement à vous, mes observations ne me mènent pas à vouloir faire le bien, à vouloir agir... je ne ressens pas le besoin d'apporter ma pierre à l'édifice, et qu'importe si cela fait de moi une mauvaise personne ou non. Je me rends compte aujourd'hui, en vous écoutant, que je ne peux pas aimer les personnes qui m'entourent – comme vous en avez la noble intention – ni même les haïr...
Je contemple un instant le verre vide devant moi.
- Cependant, je sais que j'ai commencé à changer, peu à peu... Je m'ouvre plus sur le reste du monde. Mais est-ce que cela signifie que je suis prêt, comme vous l'êtes, à m'impliquer ? Est-ce que le fait que j'en apprenne plus sur moi-même signifie que je suis prêt à m'ouvrir aux autres comme vous le faites ?
Je me dis que je m'épanche quand même beaucoup, il faudrait que je lui pose ma question plus clairement :
- Alors, est-ce que vous impliquez pour contrer l'hostilité vous donne vraiment le sentiment d'accomplir quelque chose de plus grand que vous ?