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 :: La Congrégation :: Bâtiment de cours :: Le Salon
Infusion en ré mineur. || Fray ♥
Nao
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Nao
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Dim 17 Jan - 17:28

La Congrégation est assez silencieuse à l'extérieur, en plein hiver. Les seuls moments où il y a un peu d'agitation sont ceux où les élèves se roulent dans la neige pour faire des batailles gigantesques, se perdre dans le creux du cratère, et se faire enguirlander par les membres de l'administration. Sinon, la plupart du temps, les gens se posent à la cafétéria pour être un peu au chaud, investissent les salles de classe avec force bruit, ou bien vont au salon de thé.

Il est tenu par un club dont je fais maintenant partie, et où je me suis proposé pour pouvoir y travailler. Il n'y a pas vraiment de rémunération, juste les petits pourboires que mes laissent parfois les élèves et qui s'élèvent à quelques centimes, mais ça me fait plaisir de pouvoir me rendre réellement utile. Jusqu'ici, j'avais surtout l'impression de n'être qu'un poids ici. Et si m'occuper du service n'est pas grand-chose, je m'investis au moins un peu dedans. De toute manière, ce n'est pas comme si j'avais vraiment des qualifications pour pouvoir travailler dans autre chose ; et homme de ménage ne m'intéresse pas forcément, je pense que c'est compréhensible.

Dans le salon, les gens discutent souvent ; ils vont à la rencontre les uns des autres, c'est un petit coin tranquille et cosy pour tous ceux qui apprécient les atmosphères feutrées. On s'éloigne un peu de l'agitation des couloirs et des amphithéâtres. Les fauteurs de trouble, en général, ne pointent pas le bout de leur nez ici ; et très honnêtement, ça m'arrange bien.

Aujourd'hui, en début d'après-midi et au beau milieu du week-end, il n'y a pas grand-monde. Il y a du soleil dehors, de la neige est retombée ; les gens doivent s'agiter un peu ou sortir en ville, profiter du temps libre qu'on leur accorde. Pour ma part, je suis assis sur mon tabouret derrière le petit coin aménagé en bar, en train de lire un livre avec un thé bien chaud posé à côté de moi, dans l'attente d'un nouveau client. Lorsque quelqu'un passe la porte, je lève les yeux vers lui, pose mon livre et le salue avec un sourire doux :

— Bonjour, vous voulez boire quelque chose ?


Fray
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Fray Almovitsh
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Dim 17 Jan - 23:35
Spoiler:

Je suis d'humeur joyeuse aujourd'hui. Presque méchante. Quelques jours plus tôt, j'ai confisqué un ukulélé au jeune homme qui avait eu la pire idée de sa vie en venant improviser un concert dans la bibliothèque. Je l'ai prévenu qu'il pourrait venir le chercher aux objets trouvés, à l'accueil de la Congrégation.
Je viens justement de passer à l'accueil. Non pas pour y déposer l'instrument de musique mais pour y laisser une courte missive à l'attention de son propriétaire : Ton instrument infernal est DANS la Congrégation, en un seul morceau. À toi de le trouver.

J'ai pu m'amuser ce week-end avec l'instrument infernal en question et il s'est avéré plutôt agréable à l'oreille une fois correctement accordé. Je m'en offrirais peut-être un, si Bjorn en vend à la prochaine brocante de Stockholm... En attendant, je me dirige vers le deuxième endroit le plus calme de la Congrégation, après la bibliothèque : le salon. On y parle plus qu'à la bibliothèque, mais l'ambiance feutrée qui y règne étouffe les bruits les plus forts, et les personnes qui le fréquente respectent le confort des autres visiteurs. C'est un peu ironique (et voulu) d'y cacher l'instrument de musique, je doute fort qu'un bruyant adolescent penserait à chercher dans un lieu aussi calme, où il doit rarement mettre les pieds.

Quand j'entre dans la pièce, je note les changements apportés à la décoration. C'est vrai que je n'y suis pas allé depuis un moment, il doit même y avoir de nouveaux habitués dorénavant. Ma nuque me démange sans que je sache pourquoi. J'inspire. Le salon a l'air plutôt vide aujourd'hui. Les gens sont sortis profiter de la neige, ils rentreront réchauffer leurs mains gelées plus tard dans l'après-midi.

- Bonjour, vous voulez boire quelque chose ?

Au son de cette voix masculine, je me tourne, surpris, vers l'autre côté de la pièce. Je n'avais pas remarqué le jeune homme, assis derrière l'espèce de comptoir où l'on sert les boissons. Le désagréable picotement dans ma nuque s'intensifie et descend le long de ma colonne vertébrale. Pourtant, pas de danger. Il a posé son livre (c'est toujours un bon signe, quelqu'un qui lit) et attend patiemment une réponse de ma part. Quelque chose ne va pas, mais je lui adresse un geste de la main et dis :

- Bonjour, je ne fais que passer, non merci.

J'inspire. Je dessine des parallélépipèdes avec l'air qui circule dans mes poumons. Je me concentre. Oublie les ukulélés, les brocantes de Stockholm, celles d'Estonie, la neige dehors, l'absence de Jake, les grandes vacances, les chapeaux melons et la guerre en Corée... Si je me concentre et que j'oublie, je peux sentir le monde qui tourne autour du soleil, le soleil posé sous mes pieds, sur le seuil de porte sur lequel je me tiens debout. Je sens l'habituelle épaisseur mouvante des auras des membres de la Congrégation, parsemée de quelques anomalies. Mais au milieu de ce paysage connu, il y a un point qui crie de plus en plus fort, qui perce l'espace, en face de moi. C'est une créanne.

Je ne fais que passer mais je suis immobilisé. L'aura de la vache-crabe me dérange mais j'ai fini par accepter le malaise qui me prend quand je la croise. Celle-là est différente, je ne l'ai pas remarquée, trop occupé par mon projet mesquin et mes réflexions sur les instruments de musique. Celle-là est vieille, elle ne se cache pas mais elle se fait discrète, elle est comme ces montagnes si anciennes que leur relief s'est adouci sous l'effet de l'érosion et du temps. Mais pas suffisamment pour que je ne sente pas la densité de son aura qui pique l'épaisseur du monde.

Pourquoi est-elle à la Congrégation ? Elle n'y serait pas sans l'accord du conseil, elle serait depuis longtemps aux mains de missionnaires un peu trop pleins de haine si elle n'avait pas le droit d'être là. Est-ce que je peux faire confiance au jugement du conseil ? Est-ce qu'il y a du danger ? Mes yeux me disent non, mes yeux voient les tasses du salon, les cheveux presque auburn, le livre posé, les gestes mesurés. Et pourtant, je manque d'air, c'est irrationnel, la nuque me brûle, je m'en arracherai presque la peau. Une fois que je suis concentré sur une aura, je ne sens plus qu'elle. Le reste du monde n'existe plus. À part la peur insidieuse de Tallinn.

Je ne fais que passer, et cependant, je ne suis toujours pas parti en courant. Car ce jeune homme aux cheveux auburn se fond si bien dans le décor du salon qu'il pourrait toujours avoir toujours été là. Une créanne dans le seul endroit sûr du monde. Ce pourrait-il que je sois tout de même en sécurité ? Serait-il, finalement, impossible de se cacher et de toujours fuir ? C'est irrationnel, plus rien n'a de sens, je devrais laisser tomber ce ukulélé et partir en Islande pour voyager au centre de la terre, parmi les plantes géantes et les espèces disparues. Plus rien n'a de sens car une créanne me fixe sans m'attaquer, dans le refuge neutre du monde, qui n'en est plus un désormais.

Si je sens la peur s'insinuer dans chacune de mes veines, je n'ai pour autant pas la nausée que déclenche chez moi la vache-crabe. Si le jeune homme s'occupe du salon alors qu'il est beaucoup plus âgé que bon nombre d'entre nous, c'est que la Congrégation ne l'a pas jugé dangereux. Je ne fais que passer et je suis toujours là. C'est irrationnel, alors je m'avance jusqu'au comptoir. Je suis presque tremblant de tension contenue. Je continue d'épier le moindre de ses gestes, mon esprit fait les calculs de probabilité et de risque les plus fous. Et puisque tout est absurde, je demande :


- Je viens déposer un objet que j'aimerais que vous gardiez ici, au salon.

Ma voix n'a pas l'air trop tremblante. On dirait la voix d'un lieutenant de la marine qui donne un ordre à l'un de ses matelots, à peu près stable et confiante, malgré les dangereux roulis qui menacent la coque de craquer lors du plus violent des cyclones. Comme un lieutenant qui ne peut laisser voir sa peur à son équipage, je poursuis sur ma lancée, le corps secoué par des déferlantes sans fin, mais la voix calme :

- Finalement, je vais prendre à boire. Un verre de vodka et un sachet de Darjeeling, s'il vous plaît.


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Lun 18 Jan - 19:55

Il y a comme un malaise. Quelque chose qui vient troubler le visage jusqu'ici parfaitement lisse du nouveau venu : le tressautement léger au coin de son œil, la grimace, faible, qui tord le coin de sa bouche lorsqu'il m'aperçoit. On aurait dit que, jusqu'ici, il n'avait pas remarqué ma présence ; à présent que ses yeux sont rivés sur moi, je me sens comme démuni et percé à jour. Je me demande pourquoi il me fixe de cette manière, comme s'il avait vu un fantôme, l'air figé et les pupilles dilatées comme celles d'un chat effrayé. Je reconnais un peu la posture, celle d'un animal prêt à fuir, le genre de posture qui me rappelle la mienne lors d'une nouvelle rencontre en extérieur. La colonne un peu arquée, la tête qu'on rentre imperceptiblement dans ses épaules, et ce regard figé qui ne veut pas ciller.

On dirait surtout que je l'ai surpris, comme si je l'avais sorti de ses rêveries sans en avoir eu la permission. Mon sourire s'efface un peu pour laisser place à une moue perturbée, et je me retiens de me mordre la lèvre en m'efforçant de comprendre ce qui l'intrigue. Peut-être qu'il ne m'avait pas vu, ou bien ne s'attendait-il pas à tomber face à une créanne. Certains me fixent de cette manière lorsque je leur adresse la parole, un mélange de dégoût et de peur, cette crainte de l'inconnu et de ma nature, surtout. Jamais je n'ai pris cette haine pour moi-même, car il est bien vrai que ce n'est pas directement vers moi que celle-ci est dirigée. Alors j'essaie de garder ce sourire un peu branlant sur mes lèvres pour ne pas flancher, tenter de rester avenant et ouvert comme je l'ai toujours été. Mais moi aussi, je suis surpris de sa réaction ; sans doute n'ai-je plus l'habitude, à présent...

Il va bien falloir s'y faire, je suppose.

Doucement, j'acquiesce et hésite à retourner à mon livre lorsqu'il me dit ne faire que passer. Après tout, il fait bien comme il le souhaite, je ne vais sûrement pas le forcer... D'autant qu'il n'a pas l'air d'être un élève, et qu'il est peut-être un habitué des lieux, je ne sais pas. Un long moment passe durant lequel il ne prononce pas un mot. Mal à l'aise, je détourne le regard et reporte mon attention sur lui seulement lorsqu'il m'adresse à nouveau la parole. Aussi je le détaille, à cet instant, passant de ses cheveux blonds vénitien à sa peau pâle et striée de marques verticales étranges, comme des tâches de naissance. Il est grand lui aussi, très longiligne et assez dégingandé ; sans doute est-ce simplement l'impression qu'il donne, mais je ne le connais pas. En réfléchissant un peu, il me semble l'avoir aperçu au niveau de la bibliothèque, déjà, mais je n'en suis plus certain. D'une voix douce, je l'interroge :

— Un objet ? Je peux le garder derrière le comptoir si vous voulez, je souris. C'est cette étrange guitare ?

Il me semble avoir déjà vu cet instrument, mais je ne remets pas son nom non plus. Je me dis aussi qu'en essayant de lui faire la conversation, il aura peut-être moins envie de partir en courant de cette manière...

Étrangement, il reprend la parole, d'une voix forte et qui se veut maîtrisée, contrairement à son corps crispé.

— Je vous sers ça, je lâche simplement en descendant souplement de ma chaise, avant de faire chauffer de l'eau et de chercher un verre. Vous vous sentez mal ? J'espère que ce n'est... enfin, j'espère que ce n'est pas à cause de moi.

J'ai dit ça sur un ton embarrassé mais je suis plus inquiet qu'autre chose. Je crois que je préfère la haine à la peur, c'est plus... maîtrisable. Après, il n'a pas l'air d'être missionnaire mais... Il doit probablement être médium. À moins que je me fourvoie.

Délicatement, je dépose une tasse sur une soucoupe, pose une cuillère au bord et un sucre, avant de préparer son verre de vodka le temps que son eau soit prête.

— Vous voulez un biscuit sablé ? On en a fait hier, en début d'après-midi.

La cafétéria nous laisse utiliser son four de temps en temps, ils sont gentils là-bas.


Fray
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Fray Almovitsh
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Lun 15 Fév - 21:57
.

Puisque le ciel ne m'est toujours pas tombé sur la tête, j'essaie de conserver mon calme apparent et de retrouver mon calme intérieur. Je savais bien que ça finirait par arriver, mais je ne m'y attendais pas. Me voilà avec une créanne à l'intérieur de la Congrégation. J'ai l'impression d'avoir fait tenir une crise de panique de plusieurs heures durant les quelques secondes de notre échange. J'ai énuméré mentalement tous les arguments logiques et imaginables pour m'en convaincre : je ne suis pas en danger. Je m'assois sur l'un des hauts tabourets près du comptoir. Je sens la peur s'estomper. Une sourde inquiétude reste, mais la panique s'efface peu à peu.

Ça ne vous est jamais arrivé ? Marcher en forêt avec sa famille et apercevoir un serpent, être surpris, avoir peur. Et puis, s'approcher un peu et se rendre compte qu'une couleuvre, c'est plutôt joli finalement. Ou bien, monter sur le toit d'un building, crisper ses doigts sur la rambarde, terrorisé par le vide. Puis, ouvrir les yeux et se rendre compte que ça n'est pas si terrible que ça et que le vertige n'est pas insurmontable.

C'est un peu ça. La tension n'est pas complètement partie, mais ça va mieux. Quand je le lui demande, il accepte immédiatement de garder l'instrument de musique, qui semble un peu l'intriguer. Je lui réponds simplement :

- Merci. Oui, c'est un ukulélé. C'est un instrument traditionnel des îles Hawaï.

Pendant qu'il prend ma commande et s'affaire derrière le comptoir, je l'observe s'appliquer, choisir un verre, mettre de l'eau à chauffer. Il faut que j'arrête d'être aussi ahuri par ce fait : un jeune homme qui se trouve être aussi une créanne s'occupe du salon de la Congrégation et me sert un thé et de la vodka. Ce n'est pas la fin du monde. En fait, le plus bizarre dans tout ça, c'est ma commande, pas le reste. Parce que si je n'étais pas un vieil imbécile doué pour ressentir les auras, enfermé dans son petit monde feutré et qui fait une attaque à chaque nouveauté, je n'aurais rien à reprocher à ce jeune homme. Quelque chose chez lui me fait penser à Sartre...

- Vous vous sentez mal ? J'espère que ce n'est... enfin, j'espère que ce n'est pas à cause de moi.

J'avais retrouvé un semblant de calme, mais je m'étrangle à demi en entendant ces mots. Pour la première fois, je le regarde droit dans les yeux, surpris. Pas par ses mots, mais par la soudaine révélation qui me frappe : j'ai l'attitude d'un vrai connard ! Je me rends compte avec horreur que j'agis comme un grossier personnage... où sont donc passées mes bonnes manières ? Si elles prennent le large dès qu'une créanne est à moins de cinq mètres, je ne suis qu'un vaurien !

Surtout qu'en face de moi, le jeune homme reste poli, sage, calme comme image. Oh, on voit ses émotions frémir à la surface de ses yeux, de sa bouche, de ses doigts. Mais il garde une attitude olympienne, maîtrisée. Il faut que j'arrête maintenant mes caprices d'enfant, c'est moi qui ai un problème ! Pas lui. Lui, il se contente de jouer son rôle de bénévole au Salon à la perfection, avec toute la sérénité qu'on pourrait attendre d'un hôte ! Et je l'ai mis mal à l'aise. Oh, j'aime bien mettre mal à l'aise les gens. Ceux qui critiquent mes goûts en chemise. Ceux qui jouent de la guitare à la bibliothèque. Mais pas ceux qui me servent du thé sans broncher face à mes bizarreries  ! Je le regarde toujours dans les yeux quand je m'adresse à lui :

- Désolé, je me sens un peu mal mais ce n'est pas à cause de vous, non, bien sûr que non. C'est uniquement et entièrement de ma faute si je suis un vieil imbécile incapable de progresser et un voyou sans manière ni aucune ouverture d'esprit !

Je me mords la lèvre un instant. Forcément, quand je veux m'excuser, je ne fais aucun effort pour communiquer simplement. Je reprends :

- Désolé. Merci d'accepter le ukulélé et ma commande.

Je suis encore un peu saccadé, dans mes gestes, dans mes phrases. Ça ne part pas tout seul les peurs insidieuses. On ne peut pas se contenter de les balancer par la fenêtre, non. C'est comme les mauvaises habitudes, il faut leur faire descendre l'escalier marche par marche. J'ose espérer que, aujourd'hui, j'en ai franchi une nouvelle.

Il continue de s'affairer derrière le comptoir. Ses gestes ont une sorte de souplesse, de mesure élégante. Chaque étape est réalisée avec attention, méticuleusement. Comme un garçon de café empressé de tenir son rôle à la perfection. Je ne sais pas d'où vient ce jeune homme, mais j'ai l'intuition qu'un des dieux a pris beaucoup trop au sérieux sa lecture de Sartre et a sorti une créanne Garçon de Café de sa mélasse émotionnelle ! C'est presque ironique dans cette Congrégation, de se dire que les rôles d'infirmier, de bibliothécaire, de directeur, et j'en passe, sont joués en improvisation continue par d'étranges énergumènes, tandis que le serveur du Salon tient son rôle admirablement.

Je le remercie quand il dépose la tasse devant moi. Quand il me propose des biscuits sablés, je lève les yeux vers lui et je ne peux m'empêcher de penser que Sartre aurait du s'installer ici plutôt qu'au café de Flore, parce que jamais il ne rencontrera jeune homme plus attentif et serviable qu'ici ! Je réponds simplement :

- Oui, merci.

J'avoue ne pas savoir quoi dire d'autre, et cela vaut peut-être mieux, j'ai déjà été assez rustre comme ça. Je me contente de chatouiller du bout des doigts les cordes de l'instrument posé sur le comptoir, qui émettent un faible vibrement. En tapotant machinalement l'objet, j'aperçois le livre posé un peu plus loin. Je pourrais faire un effort quand même... je ne suis pas en danger, il est temps que j'avance un peu, je ne vais pas rester prostré dans cette bibliothèque toute ma vie... J'essaie de racler ma gorge naturellement (ça n'est pas franchement réussi), mais je lui demande avec un réel intérêt :

- J'espère ne pas être indiscret, mais je me demandais... est-ce que vous vous occupez du salon depuis un moment ?

Et puis, tant que je suis sur ma lancée, avant que le peureux bibliothécaire ne rentre dans sa tanière, j'ajoute une deuxième question :

- Qu'est-ce que vous lisez ?


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Dim 20 Mar - 20:29

Peu à peu, l'homme semble se détendre alors que je l'interroge, d'une voix aussi calme et mesurée que possible. Il a l'air d'être l'un de ces hommes qu'un rien peut briser ; un de ces grands arbres aux troncs fins qu'une petite tempête peut briser en deux. J'y pense probablement à cause de sa taille et de sa maigreur, cela dit, ce n'est peut-être qu'une impression. Je n'ose pas trop le brusquer, de peur de dire quelque chose que je ne devrais pas dire. D'autant que son regard fixe est assez intimidant. Peut-être que c'est moi qui ai peur, en réalité ?

Il s'empresse de me renseigner sur mon manque de culture au sujet de l'instrument. Les îles Hawaï ? J'ai une légère moue tout en m'affairant pour lui préparer son verre et son thé. Lorsque je lui pose ma question, il semble s'agiter, comme si je venais de le piquer. Je m'interromps dans mon action un instant, trop surpris, avant de reprendre en lui jetant parfois des coups d'oeil curieux. Il recherche mon regard pour me répondre, et je m'interromps une fois de plus avant de sourire doucement, tout en retenant de mon mieux un léger pouffement de rire. Je ne veux pas paraître moqueur, mais il s'inquiète tellement de ma réaction que c'en est presque touchant. Il voulait sincèrement que je lui en veuille ?

— Ah, mais, mais non ce n'est rien ! ris-je. Ca arrive à beaucoup de gens. J'ai l'habitude, au final. Puis, il y a déjà eu bien plus discourtois comme réactions à notre encontre. Pas la peine de s'excuser.

Finalement, je n'avais pas tort. Ouverture d'esprit... Tout le monde ne peut pas facilement accepter des créannes parmi eux, c'est normal. Nous ne sommes pas la normalité, au contraire…

Doucement, je dépose de petits sablés devant lui sur une soucoupe et m'occupe de verser l'eau chaude dans sa tasse, sur son sachet. Je ne tarde pas non plus à la glisser vers lui, avec un sourire de plus. Pendant ce temps, l'homme joue du ukulélé (si j'ai bien retenu ?) dans son coin, en tripotant les cordes de l'instrument. Je le regarde faire d'un oeil curieux, avant de me souvenir qu'il avait aussi commandé une vodka. Cette fois, c'est son verre que je pose devant lui.

— Pas vraiment, depuis deux ou trois semaines je dirais ? m'interrogé-je. J'ai un peu du mal à voir le temps passer.

Puis j'attrape le livre que j'ai posé quelques minutes auparavant comme pour me le remémorer.

— C'est Frankenstein. Il paraît que c'est un classique de la littérature gothique. Enfin, c'est ce que m'a dit un ami, laché-je en haussant les épaules. C'est divertissant, en tout cas. Le prochain sur ma liste sera certainement un recueil de nouvelles... Conan Doyle, je crois ? J'essaie de refaire un peu ma culture défaillante, comme j'ai beaucoup de temps libre. C'est aussi pour ça que je suis ici. Enfin, on s'ennuie un peu dans cette Congrégation, quand on n'a pas de quoi lire un peu.

Un nouveau sourire.

— Ou de quoi jouer. Ça se joue comme une guitare, c'est ça ? Où est-ce qu'elles sont, les îles Hawaï ? Il me semble que c'est rattaché aux Etats-Unis, mais ça n'a pas du tout l'air d'être la même culture !

Je me recule finalement un peu, conscient d'être un peu bruyant, soudainement. Je baisse d'un ton, avant d'ajouter avec une moue d'excuse :

— Pourquoi m'avez-vous demandé de le garder ici ? Vous n'avez pas la place de l'entreposer chez vous ?


Fray
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Mar 24 Mai - 21:29


Finalement, il n'a pas l'air de trop m'en vouloir. Il sourit doucement. C'est idiot de se sentir en danger. Certes, il a les pouvoirs d'une créanne, mais il n'a pas vraiment l'air capable de faire du mal à un pou...

Puisque mes excuses sont acceptées, je l'écoute répondre à ma question sur le salon en préparant mon remontant. C'est la version anglaise de la liqueur de pirate, je ne l'avais pas préparée depuis plusieurs mois. Les instructions de la vieille baroudeuse australienne me reviennent à l'esprit, et je mélange progressivement la vodka et le Darjeeling.
Je ne veux pas être une nouvelle fois irrespectueux, mais je me permets de l'interrompre par moments. C'est comme ça, je ne peux pas m'empêcher de m'impliquer sincèrement dans ce qui devrait être une simple conversation sur la pluie et le beau temps.

- Vous avez pu observer le Salon pendant deux ou trois semaines, c'est assez monotone en général, et je doute que cette ambiance évolue dans les mois ou années à venir. Sauf si vous voulez organiser quelque chose pour l'animer un peu plus, bien sûr. Enfin, je suppose que c'est un endroit qui ne change pas beaucoup car les habitués apprécient son calme.

Quant à son livre, je reconnais avec plaisir sa couverture avant même qu'il ne commence à m'en parler, et je l'écoute attentivement, incapable que je suis de ne pas me sentir concerné par les goûts littéraires des personnes qui m'entourent.

- Pas étonnant que vous trouviez Frankenstein divertissant, imaginez donc une jeune femme à peine sortie de l'adolescence, entourée de son jeune époux et de ses extravagants amis, enfermés dans un manoir européen par une nuit d'orage, qui écrit une histoire terrible pour passer le temps. Elle ne sait pas qu'elle est en train d'inventer un nouveau genre littéraire, la science-fiction ! Palpitant, n'est-ce pas ? Au moins autant que Conan Doyle. Si vous n'appréciez pas ses histoires de détectives, essayez plutôt celles qui parlent d'aventuriers et de dinosaures ! Tout aussi saisissant !

Je suis le fil de ses paroles en sirotant de temps à autres le mélange de pirate et je continue à l'interrompre quand une réflexion me vient à l'esprit. Je suis tellement pris par les auteurs qu'il évoque que j'en oublie mon malaise. Pourtant, l'idée qu'une créanne représente un danger potentiel réapparaît, insidieusement, dans mon esprit. Je me suis bien rendu compte que ce n'était pas le cas de l'hôte du salon. Il faudra tout de même du temps pour se débarrasser de ces pensées-réflexes malsaines. Mais je suppose que, à force de rencontrer des personnes comme lui, ça ira. J'essaie de moins cogiter et je réagis à sa réflexion sur l'ennui :

- Il est vrai que Conan Doyle peut paraître plus palpitant que la Congrégation. Bien que ce soit parfois monotone quand on ne connaît pas encore bien les lieux, il y a de nombreuses choses hors du commun, ici et à Stockholm, pour tromper l'ennui. Tellement d'endroits pour être tranquille ou dérangé... Je me souviens d'un missionnaire qui allait se défouler à la piscine tous les jours, pour ne pas devenir fou à force de côtoyer les membres de la Congrégation. Je crois qu'il a fini par intégrer l'équipe nationale suédoise de natation, une belle reconversion !

Il sourit discrètement de temps à autres. Il m'a demandé de ne pas m'excuser, soit. Mais s'il s'ennuie un peu, la moindre des choses que je puisse faire, c'est d'essayer de le divertir. Certes, je n'ai pas le talent de conteur de Mary Wollstonecraft Godwin, mais je suis pleins de ressources. Comme le ukulélé ! J'écoute avec intérêt ses réflexions sur l'instrument. Mais il ne reste pas expansif très longtemps, et redeviens vite réservé. J'essaie de m'emporter un peu moins quand je lui réponds (peut-être suis-je un peu effrayant ? je ne m'en rends pas toujours compte, il faudrait que je fasse moins de grands gestes...).

- À peu près oui, c'est le même type d'instrument. Mais je ne saurais pas en dire beaucoup plus, je suis loin d'être un spécialiste en musique. Les îles Hawaï, comment expliquer... Vous avez déjà vu Lilo et Stitch ? Ça résume assez les îles Hawaï, si on oublie les extraterrestres.

Peut-être qu'il est juste très introverti... Pourquoi faire la conversation aux visiteurs du salon dans ce cas ? Même s'il y règne un calme relatif, n'importe quel énergumène (comme votre humble serviteur, l'effrayant bibliothécaire) pourrait venir et perturber votre tranquillité. La morgue de la Congrégation est moins animée, par exemple. Malgré sa contenance qui lui donne l'air d'être timide, il continue à me poser des questions :

- Pourquoi m'avez-vous demandé de le garder ici ? Vous n'avez pas la place de l'entreposer chez vous ?

Je laisse échapper un ricanement.

- C'est une drôle d'histoire, pas forcément glorieuse mais assez amusante. En fait, le ukulélé ne m'appartient pas, et le but de cette manœuvre est d'apprendre une leçon à son propriétaire, un étudiant insolent qui pensait pouvoir impunément jouer de cet instrument à la bibliothèque, aux heures théoriquement silencieuses. Il faut lui apprendre à découvrir d'autres endroits de la Congrégation où le calme est de mise, afin qu'il comprenne que les fausses notes n'ont pas leur place ici ! Tout ça est très pédagogique, évidemment. Bref, j'aimerais que vous gardiez le ukulélé ici jusqu'à ce qu'il vienne le chercher, sauf si ça vous dérange bien sûr. Les objets trouvés, c'est très surfait.

Quel gnou cet étudiant qui se prétendait musicien. Heureusement qu'il y a des membres de la Congrégation plus polis pour compenser, comme... Comme... bon sang ! Nom d'une Mae Jemison, je ne sais pas comment il s'appelle ! Et moi qui adore pourtant les présentations dans les règles de l'art ! Je le fixe quelques secondes, mortifié. Pourquoi est-ce que le port du badge nominatif n'est pas obligatoire dans cette Congrégation ? J'aurais aimé me présenter correctement en arrivant, au lieu de paniquer, mais qu'importe. Juste avant que le silence qui commence à s'installer ne devienne gênant, j'inspire et je me lance :

- Au fait, je suis Fray Almovitsh, le bibliothécaire de la Congrégation. Je suis arrivé ici il y a pas mal d'années parce que je suis un médium impulsif qui a sauté sur la première occasion de comprendre pourquoi le monde ne tournait pas rond. Et vous ?


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Jeu 26 Mai - 23:25

Curieux, cet homme… Il transpire vraiment quelque chose de différent de lui, quelque chose qu'on ne retrouve pas chez les autres ; certes tous les humains, et même tous les êtes vivants, en général, sont différents. Mais combien pourraient avoir cette stature, cette manière de regarder les autres, cette manière d'être ? C'est quelque chose de terriblement étrange, cette capacité qu'il a de pouvoir vous faire sentir à la fois nuisible et important.

Sans rien dire, je l'observe faire son mélange d'alcool et de thé, sans trop comprendre le but de mélanger les deux. On aurait dit une sorte de grog d'ancien, et à le voir faire, on dirait un aristocrate déjanté qui se prend pour un gourou venu d'ailleurs. La chose semble assez amusante, d'autant que sa discussion semble être bien fleurie. Non pas vulgaire, mais tout à fait développée et très profonde, en soi...

Il m'arrive d'acquiescer, notamment lorsqu'il évoque le temps passé au salon. Cet homme étrange n'a pas tort ; cependant sa compagnie fait naître de jolies idées.

— Organiser de petits événements pourrait être amusant, je me surprends à sourire une fois de plus. Il faut que j'y réfléchisse...

La remarque s'adresse plus à moi-même qu'à mon interlocuteur, cependant je me mets immédiatement à réfléchir à ce propos. Que pourrait-on faire qui ne vienne pas dénaturer l'aspect quiet des lieux ? Des parties d'un quelconque jeu seraient peut-être déplacées, quoi que cela dépendrait de quels jeux nous parlons. J'aurais cependant peur de faire tiquer les membres du club de Bataille Navale ; quoiqu'une petite après-midi mixte entre deux clubs ne pourrait pas faire de mal, pas vrai ? Quoi d'autre sinon, qui ne rélèverait pas simplement d'une simple après-midi thé-gateaux dans cette pièce ou un quelconque autre endroit...

J'abandonne l'idée pour le moment en me penchant davantage sur le livre que je lis en ce moment ; il semble le reconnaître, et son discours passionné mais précis en dit long sur ses connaissances sur le sujet. Je l'écoute avec émerveillement, un émerveillement qui n'est pas feint, lorsqu'il me partage son avis sur le sujet.

— Alors c'est pour ça qu'il est tant révolutionnaire, hein ? Parce que l'auteur a créé ce nouveau genre ? lancé-je plus comme une constatation qu'une véritable question. D'autant que l'époque n'était pas du tout propice à cela, surtout pour les femmes.

Enfin, j'en parle, j'en parle, mais je n'étais même pas dans ce coin du monde au moment de la parution ; je ne suis venu vers l'Angleterre pour la première fois que vers la fin des années dix-huit cent. L'Europe était un véritable carnage, et toute cette pollution industrielle qui commençait me retournait le cerveau. Les grandes villes, surtout dans les bas quartiers, étaient si sales !… Vous auriez dû voir Londres, un vrai carnage. On n'avait pas idée de sortir de sa petite Chine natale pour s'envoler vers de tels pays ! Ca vous fait un choc, croyez-moi.

Tout en l'écoutant parler, je me décide à me faire un petit thé, moi aussi, tant que l'eau est chaude. Entendre que Conan Doyle - c'était bien son nom, ma vieille mémoire se fait parfois défaillante à ce propos -, en plus de ses célèbres histoires sur Sherlock Holmes, avait aussi écrit sur les dinosaures me laisse totalement pantois. J'entendais beaucoup parler de lui, et j'avais lu quelques-unes de ses oeuvres, mais ça remonte bien à un siècle maintenant.

— Je n'y manquerai pas, ajouté-je simplement, ravi d'avoir un si bon critique littéraire à mes côtés. Mais Sherlock Holmes est une valeur sûre, du moins pour moi. Et même si elle ne l'était pas, je ne suis pas bien difficile. Un rien me divertit.

Mon thé infuse bientôt, et je me retrouve les pieds pendus dans le vide, assis devant ma tasse, à boire ses paroles comme un échappé du désert. Il parle vite, de manière désordonnée parfois, et s'exprime avec de grands gestes, mais c'est aussi ce qui le rend saisissant, quelque part.

— C'est certain, je réplique finalement. Cependant je suis un peu en retard sur ce temps-ci. Si j'arrive plutôt bien à m'accommoder d'un mode de vie moins rapide et contrôlé, ailleurs dans le monde, c'est très différent en Suède où il faut avoir des papiers pour simplement travailler. J'imagine qu'il serait temps de me fabriquer une fausse identité, ou bien de trouver quelque chose qui me corresponde vraiment. Je ne me sens pas vraiment de devenir nageur olympique ou d'éplucher la bibliothèque jusqu'à la fin de mes vieux jours, je finis par rire.

Il est vrai qu'il est difficile pour une créanne telle que moi de trouver des passes-temps. Au fond, il ne me faut pas grand-chose pour me retrouver occupé ; je passais le temps à observer, vivre et chasser dans la forêt, mais l'ennui n'a jamais été loin. Il suffisait que parfois je repense que je pouvais faire bien plus que cela, bien plus qu'être un simple oiseau, pour ressentir ce tiraillement atroce. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi bien qu'au temple où j'ai grandi. Peut-être aussi que c'est ça qui m'a rendu comme je suis à présent ? Discret, silencieux, capable de rester des heures à simplement attendre... Mais est-ce que c'est ça, la vie que je souhaite ? Aller à la rencontre de l'autre est-elle réellement une occupation qui me permettra de m'épanouir, ou alors n'est-ce que ce que je souhaite croire ? C'est compliqué... mais il suffit de trouver pour que tout s'éclaire, pas vrai ?

Nous continuons à discuter longuement, du ukulélé et des îles Hawaï ; il me parle de Lilo et Stitch et je réponds par la négative. Extraterrestre ? Voilà quelque chose qui risquerait de me plaire, je songe en retenant un pouffement ravi. Je demanderai probablement à Warren de le regarder avec moi, si le coeur lui en dit.

Le ukulélé, cet instrument, me semble de plus en plus rapidement source de curiosité. L'homme face à moi semble ricaner avant de m'expliquer l'étrange histoire à l'origine de sa présence en ces lieux et je ne peux retenir un rire sonore, avant de me mordre doucement la lèvre pour contenir un peu plus mon éclat de rire, malgré mon sourire. Il n'y a pas grand-monde, mais l'écho de ma voix dans la salle me paraît embarrassant sur le coup.

— Quel imbécile ! Je crois qu'il le mérite bien, ris-je avant de reprendre : Je le garderai, oui, pas de souci. Vous croyez que je peux essayer d'en jouer ?

Je n'ai pas vraiment l'habitude d'emprunter des choses aux autres, surtout lorsqu'ils ne sont pas là, mais quelque chose me dit que cet étudiant ne s'en offusquera pas plus que ça - il aura bien d'autres choses sur lesquelles s'offusquer lorsqu'il le retrouvera. C'est surtout que je me demande si ça ne dérangera pas ici ; puis je sais jouer de la guitare, vaguement, alors ça ne peut pas être réellement différent. J'aimerais avoir un instrument, moi aussi.

Cette fois, je m'apprête à boire mon thé lorsque mon interlocuteur se présente, très soudainement, et de la manière la plus saugrenue qui soit. Il y a quelques secondes de flottement avant que je ne me mette à rire à nouveau. Non pas par moquerie, mais plutôt par amusement. La situation, vous savez… Et cette manière de faire !

— Vous avez l'art et la manière de vous présenter, je le taquine gentiment. Je m'appelle Nao. Je suis une créanne, comme vous vous en doutiez probablement. Si je suis là, c'est pour tenter de trouver un sens à ce monde qui ne tourne pas rond… et peut-être l'aider à reprendre une révolution plus correcte, si je le peux ?

C'est vrai, j'aimerais bien pouvoir me dire que ma présence - pas forcément ici, mais quelque part, auprès de quelqu'un - a une incidence sur… quelque chose, au moins ? Même si ce n'est qu'un petit peu...

— Enfin, voilà. C'est un peu arrogant, désolé. Malgré tout, j'ai passé beaucoup de temps à observer, et encore plus à attendre. Alors je vous avoue que j'ai dépassé le stade de la compréhension depuis un bon bout de temps, continué-je avec un sourire.

Un temps.

— Au moins, maintenant, je sais pourquoi vous êtes si connaisseur en matière de livres.


Fray
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Fray Almovitsh
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Dim 5 Juin - 15:53


La place de cette créanne, non, de ce jeune homme, est-elle vraiment au salon ? C'est vrai, c'est un hôte parfait, qui est resté très courtois et respectueux, quand moi j'étais un muffle, qui s'est révélé intéressé et attentif lorsque je me suis prêté au jeu d'une véritable conversation. Mais quelqu'un dont les émotions tremblotent à la surface, dont la discrétion et la réserve ne masquent pas complètement les légers froncements de sourcils, les moues et rires intérieurs, les gestes spontanés de recul ou de curiosité, ce genre de personne devrait-elle rester ici ? Je ne saurais pas le dire, et je ne suis probablement pas le mieux placé pour avoir une opinion à ce sujet...

Peut-être est-ce que parce que ce statu quo n'est pas évident pour lui non plus, que l'idée d'organiser des manifestations ponctuelles lui plait. Peut-être que la monotonie est confortable mais qu'elle a ses limites. Mon quotidien à moi n'est pas monotone, malgré le calme inhérent à toute bibliothèque, parce que je me saisis de chaque occasion de découvrir de nouvelles choses dans l'enceinte de la Congrégation. C'est pour cela que je lui demande :

- Si vous mettez quelque chose en place, prévenez-moi, j'aimerais bien y assister.

Puis nous discutons de livres, tandis que je sirote ma liqueur de pirate, et que lui-même se prépare un thé.
De façon générale, qu'on m'écoute attentivement ou pas, que la personne en face reste polie ou exprime clairement son ennui, je continue quand même à parler de tout ce qui me passe par la tête, puisque tel est mon bon plaisir. À la fin, j'ai fait fuir les ennuyeux, et les plus intéressants sont ceux qui restent (la plupart du temps). Lui, il m'écoute sérieusement, et bien que je n'ai pas besoin de cela pour palabrer, ça m'encourage à continuer.
Je n'ai pas l'impression que je lui apprends quelque chose de nouveau, ou qu'il découvre des anecdotes inédites. Non, on dirait plutôt qu'il se remémore, qu'il retrouve des choses anciennes dont il avait perdu le souvenir, et qui lui reviennent peu à peu.

Il affirme qu'il lui faut peu de choses pour ne pas s'ennuyer. Pourtant, est-ce une raison pour se refuser des divertissements plus nombreux et passionnants en travaillant au Salon ? Les questions surgissent dans mon esprit, nombreuses, dans toutes les directions, et les éventualités aussi. Peut-être qu'en dehors de son rôle à la Congrégation, il mène une vie palpitante ? Peut-être qu'après avoir trop vécu, un peu de calme est nécessaire pour se reposer ? Ou peut-être qu'il préfère éviter de possibles rencontres avec des personnes pires que moi. Car si j'ai tendance à me sentir mal à l'aise, voire même en danger, en présence de créannes, c'est carrément de la haine qui habite certains missionnaires... Le confort du Salon est peut-être rassurant ?

Ses remarques m'encouragent à poursuivre la conversation sur un ton léger, puisque moi aussi elle me divertit. J'essaie de deviner de quelles régions du monde il parle quand il évoque des mœurs moins contrôlées, mais je ne lui pose pas directement la question, car j'apprécie le ton anodin et sans conséquence de cette conversation. Quand il mentionne la bibliothèque, un sourire en coin apparaît sur mon visage et je ne peux m'empêcher de lui dire :

- A moins que vous n'en ressentiez le besoin immédiatement, vous avez du temps devant vous pour construire quelque chose ici. D'ailleurs, vous n'êtes pas obligés de faire comme moi et de rester indéfiniment à Stockholm ou à la Congrégation, si vous préférez d'autres lieux... Par contre, hanter éternellement la bibliothèque, c'est un poste déjà occupé !

Quand je lui raconte l'histoire du ukulélé, il rit, et ça fait plus de bruit que tous les sons qu'il a produit jusque là. Le temps d'un éclat de rire, il occupe tout l'espace, au lieu de concentrer sa présence dans une sphère qui ne va pas plus loin que sa tasse de thé. Puis, ça s'atténue et il redevient discret. Présent, mais d'une façon presque éthérée.
Il accepte de conserver l'instrument de musique ici, le but premier de ma visite au salon est donc rempli. Je lui fais signe d'essayer l'instrument lorsqu'il m'en demande la permission, et les quelques premiers accords s'avèrent prometteurs.

Il rit à nouveau, de la même façon, lorsque je me présente, en occupant toute la pièce avec sa voix le temps d'un rire amusé, qui finit par s'évaporer. Je me sens un peu mieux. Je peux être un vrai muffle envers certaines personnes, mais je peux aussi tromper leur ennui et leur faire passer un bon moment. Le jeune homme se présente à son tour, avec une sorte de sérieux malicieux.

Nao, donc. C'est tellement court et essentiel, sans aucune fioriture. Un nom tellement simple qu'il pourrait venir de nulle part comme de partout. Sa présentation pourrait sembler ironique puisque la première et seule chose que j'ai remarquée chez lui, c'est en effet sa nature de créanne. Mais j'apprécie toujours autant les présentations dans les règles de l'art, celles presque naïves et complètement honnêtes. J'apprécie encore plus qu'il accepte de jouer ce jeu. Lorsqu'il développe en reprenant mes formulations, je suis d'abord amusé, puis abasourdi.

- Si je suis là, c'est pour tenter de trouver un sens à ce monde qui ne tourne pas rond... et peut-être l'aider à reprendre une révolution plus correcte, si je le peux ?

Depuis que je suis entré au Salon, j'ai été irrespectueux, et je me suis lancé dans une conversation bien agréable, destinée à me rattraper. Mais cette phrase-là confère une sorte de profondeur, de dimension supérieure et double à tout ce qui s'est dit depuis notre rencontre et à tout ce qui va se dire par la suite. Car maintenant que je sais que je ne suis pas le seul à considérer la volonté de comprendre le monde comme l'élan qui pousse ma vie en avant, je ne peux plus faire comme si nous ne parlions que de la pluie et du beau temps. Je suis définitivement impliqué, car comment ne pourrais-je pas engager toute ma personne dans cette discussion, maintenant que tous ces possibles d'échanges d'idées se sont ouverts ?

Et puis, après une pause, car il faut bien laisser le temps et l'espace respirer, il ajoute :

- Enfin, voilà. C'est un peu arrogant, désolé.

Plus présomptueux que arrogant je dirais. C'est vrai, qui sommes-nous pour prétendre corriger, même de quelques millimètres, la trajectoire du monde ? C'est déjà énorme à porter comme ambition pour un simple humain, alors, pour nous, créannes immortelles ou médiums conscients des forces invisibles et divines qui règnent... Nous, qui croyons en l'existence des Dieux sans nécessairement avoir foi en leur capacité à tenir le gouvernail de ce formidable vaisseau qui est aussi une épave... Il nous en faut bien, de la présomption et un soupçon d'arrogance, pour prétendre avoir un impact sur les événements. Mais il faut aussi et surtout un certain don de soi, un certain désintéressement, oui, il faut de l'humilité et du courage pour affronter la réalité du monde et en plus, avoir l'énergie et le désir de vouloir faire pencher la balance du bon côté.

Personnellement, je n'ai pas ce courage et cette présomption, je m'épargne ce poids lourd qui pèse sur les épaules de certains en me contentant d'observer, attentivement, mais sans jamais intervenir.

Les idées véloces filent dans l'espace mental encombré qui est le mien, elles se croisent et brûlent, le temps que Nao continue à expliquer les motivations qui dirigent sa vie. Le ballet incessant des hypothèses s'interrompt cependant lorsqu'il prononce ces mots :

- Malgré tout, j'ai passé beaucoup de temps à observer, et encore plus à attendre. Alors je vous avoue que j'ai dépassé le stade de la compréhension depuis un bon bout de temps.

Oh. Alors ça, c'est surprenant, inattendu, et formidable. Parce que c'est la phrase que j'espérais entendre un jour tout en ayant abandonné l'idée que je rencontrerais quelqu'un qui soit allé aussi loin, plus loin que moi, sur le chemin de la connaissance. Alors je bois ses paroles. Voilà, tu n'es plus une créanne effrayante comme toutes les créannes (comment ne pas être effrayé par tant de pouvoir concentré dans une volonté qui s'oppose le plus souvent à la votre ?), tu n'est plus l'hôte courtois du salon avec qui je tiens une conversation ordinaire et agréable. Tu es celui qui détiens peut-être ce que je cherche, qui pourrait enrichir mes hypothèses, faire éclore les idées en germes... Qui sait ?

Je contemple distraitement le verre en face de moi. Est-ce l'alcool qui cause cette émotion ? Non, je suis et j'ai toujours été entier, réagissant au-delà de toute mesure aux événements qui ponctuent ma vie. Je ne sais pas rester indifférent, ce qui me touche me prend à la gorge et me fait vivre plus intensément.
Je lui réponds :

- Moi aussi, j'observe, depuis un certain temps. Mais peut-être moins que vous. Sûrement moins que vous. Alors, je vous avouerais que je serais honoré si vous acceptiez de me faire part de vos observations, et surtout, si vous vouliez bien me dire jusqu'où elles vous ont mené. Qu'avez-vous attendu ? Et quel est votre dessein désormais ?

Certes, je connais beaucoup de choses, bien évidemment en matière de livre, mais pas seulement. Je me souviens, de façon plus générale, de beaucoup de choses, parfois trop. Mais je suis très pauvre en expérience... Il est peut-être temps que je sorte d'ici. Peut-être faut-il que je voie par moi-même cet « ailleurs dans le monde » qu'évoquait Nao pour, comme lui, passer de l'attente à l'action ?


Nao
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Mar 16 Aoû - 10:58

La personne en face de moi semble attentive à tout ; du moindre de mes mots jusqu'au moindre de mes mouvements. On dirait qu'il capte tout, comme une parabole tournée vers le ciel capterait d'étranges ondes ; il décrypte, observe, répond, s'interroge peut-être. Il est parfois un peu plus immobile, comme s'il se retenait de lancer quelque chose, de briser le fragile équilibre qui s'est installé. Il n'était pas si difficile de le créer pour moi, mais il est toujours plus difficile de faire confiance aux autres. Etrangement, c'est la créature la plus animale de nous deux qui se révèle être celle qui cherche à apprivoiser l'autre en tendant la main. C'est plus ou moins toujours le cas, mais il est beaucoup plus facile d'engager la conversation avec des personnes sensées… ou du moins lucides.

Un sourire doux s'étire sur mes lèvres à la pensée que oui, je ne suis pas forcé de rester ici indéfiniment... Pour autant, rien ne me semble plus proche qu'ici. Nous sommes comme à la croisée de plusieurs mondes, entre monde divin et humain, où les créannes et les missionnaires se mêlent... Si je veux agir, c'est ici qu'il faut le faire, et certainement pas ailleurs ; car comment agir si nous ne savons pas où sont concentrées les personnes à qui nous voulons parler ? Stockholm rassemble le plus grand nombre de créannes… et de missionnaires et médiums.

— Pour autant, la Congrégation... Ou Stockholm, tout du moins, reste une partie de ce que j'aimerais construire.

Nous nous présentons mutuellement et, délicatement, alors que j'ai l'instrument entre mes mains, je gratte les cordes pour en tirer des sons aigus et amusants. Ce n'est vraiment pas différent d'une guitare, finalement... juste plus étrange, car la taille de l'instrument n'est vraiment pas la même !

Tout à mon exploration musicale, je n'aperçois pas réellement la réaction de Fray - ou devrais-je l'appeler monsieur Almovitsch ? - à mes mots. Je continue à parler, et finalement, relève les yeux vers lui. Ce que j'y vois me rends perplexe. Il pèse et interprète, interroge et mixe les images et les pensées. Il cherche les mots, les mots pour comprendre ce que j'ai vu, ce que je sais. J'ai un sourire bien pauvre.

— Mon sentiment premier n'est pas un sentiment qui me pousse en avant, mais un sentiment qui m'enterre. Comme créanne-oiseau, j'ai besoin d'espace, d'air, mais tout cela ne suffisait plus. Je suis âgé de plus de deux cent ans, et l'attente, au bout d'un moment, aurait surtout fini par me rendre fou...

Un instant, je fais une pause, tentant de mettre de l'ordre dans mes pensées. Je joue une petite mélodie que j'ai entendue à la radio sur les cordes raides de l'ukulélé.

— À vrai dire, je ne sais même pas ce que j'attendais. Peut-être était-ce simplement un signe, un appel, quelque chose qui me pousserait à réellement vivre…

C'est difficile à exprimer, je crois. Je ne sais pas bien s'il comprendra.

— J'aime être parmi les hommes, mais ils m'ont toujours effrayé. Les hommes et les missionnaires par dessus tout, qui, eux, ont voué leur vie à détruire les nôtres.

Un instant de pause, durant lequel les notes s'égrènent comme des secondes.

— Les créannes s'entredéchirent entre elles pour des territoires ; elles ne sont pas toutes instruites, mais elles sont toutes dotées de volonté. Je crois que je suis un peu jaloux du commun des mortels et des créannes, qui sont tous amenés à rechercher quelque chose, à être poussé en avant par leur nature profonde. Moi, j'étais las de tout. Des humains qui ne me comprenaient pas et des créannes que je ne parvenais pas à comprendre.

Un sourire doux. Mes yeux se relèvent vers le bibliothécaire, plus pour reprendre le contact visuel que pour le dévisager.

— Pourtant, j'aime les humains et j'aime mes congénères. On m'a appris que toute forme de vie était dotée d'une âme, et ce n'est pas parce que nous ne la voyons pas ou que nous n'en avons pas de preuves qu'elle n'existe pas. Pour autant, les hommes s'entredéchirent autant que les créannes qui s'amusent du spectacle ; les unes sont créées à l'image des autres, et se prennent un peu pour leurs Dieux, tandis que les hommes se pensent Dieux de leur propre univers.

Je m'appuie légèrement vers l'arrière de mon tabouret pour me remettre droit, tentant toujours de lui expliquer le cheminement de mes pensées.

— Personne ne cherche à comprendre l'autre, pas plus que des humains ne chercheraient à comprendre leur ennemi habitant sur le territoire d'à-côté. Pour autant, dans beaucoup de civilisations, aujourd'hui, la guerre s'est tarie... Elle est encore là, malheureusement, et c'est une chose qui existera toujours, tout comme la haine, la destruction, mais aussi leurs antagonistes.

Doucement, j'incline la tête sur le côté.

— Il faut des antagonistes à l'hostilité, je lâche avec calme. Je ne sais pas si instruire les foules et les amener à se parler calmerait les choses, mais je crois que les hommes tout comme les créannes méritent qu'on leur donne une chance. Pourquoi ne pourrions-nous pas cohabiter, si nous n'avons pas le choix de partager le même monde ? Ce serait grotesque d'imaginer que l'un vaut mieux que l'autre. Mais il est beaucoup plus facile d'avoir peur et de haïr que de faire confiance et d'aimer...

C'est malgré tout une bien triste chose...


Fray
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Sam 10 Sep - 13:02


En écoutant Nao parler, j'apprends son ancienneté, sa forme d'oiseau... Même avec tous les cieux à parcourir, deux cents ans, c'est long. Je me demande s'il attendait un signe qui ferait de lui l'acteur et non plus le spectateur de sa propre vie, mais je me dis que je vais attendre la fin de son récit pour lui poser la question. Avec la mélodie du ukulélé qui résonne dans l'air, on dirait qu'en racontant son histoire, il veut me faire partir avec lui, dans son passé, en voyage... ça n'est pas désagréable.

- J'aime être parmi les hommes, mais ils m'ont toujours effrayé.

Voilà un sentiment étrangement familier. En théorie, je porte le même regard, neutre, presque académique, sur tout cet aspect surnaturel du monde, sur les dieux et tout ce qui est relié à leur existence. En pratique, dès que je sors de mon antre et que je rencontre des créannes, un malaise s'empare de moi et me paralyse presque (même cette stupide vache-crabe me met les nerfs en pelote).
Mais lentement, sûrement, je change. Je pense être en bonne voie pour continuer à gagner en maîtrise sur moi-même, et poursuivre mes observations au contact direct du monde. Et je pourrais même apprécier la vie hors de l'enceinte protectrice de la Congrégation, hors de la tour d'ivoire qu'est ma bibliothèque. Oui, réussir comme Nao à apprécier la vie au milieu des autres, même en étant entouré par ceux qui m'effrayaient auparavant. C'est une belle direction à prendre pour l'avenir.

Les créannes et leurs actions, nos motivations à vivre... Dans cette situation, je peux comprendre que deux cents ans soient lassants, que l'attente puisse vous rendre fou. Il me regarde avec un léger sourire. Je suis toujours aussi sérieux et concentré, mais j'ai un peu de peine pour lui aussi. Et puis, il prononce une phrase qui me tressaillir.

- Pourtant, j'aime les humains et j'aime mes congénères.

Mes yeux s'ouvrent plus grands. Est-ce possible ? Mon ambition d'observer tous ceux, humains, divins, ou entre les deux, qui interagissent et vivent ensemble, gouverne ma vie. Mais les aimer... Il n'en a jamais été question, je crois bien que je n'y ai jamais pensé. Ai-je déjà vraiment aimé ? Je n'en suis pas sûr.

- On m'a appris que toute forme de vie était dotée d'une âme.

Certes, et il faut les respecter, chacune de ces âmes. Mais les aimer ? L'idée me surprend parce que je crois bien en être incapable. Je ressens une sorte de chagrin à cette idée, sans vraiment comprendre pourquoi. Il y a quelque chose qui me gêne, un problème que j'ignorais jusque là... Je laisse dans un coin de mon esprit cette question qui m'embarrasse, car je veux rester concentré sur les paroles de la créanne. Car je suis au moins en accord avec Nao sur un point, c'est un beau bordel, un magnifique désordre que ce monde

- Personne ne cherche à comprendre l'autre.

Oui, c'est probablement l'origine de ce magnifique et dangereux chaos. Je m'étais toujours efforcé de comprendre l'ensemble du monde, mais je n'ai jamais essayé d'apprivoiser les pensées du groupe humain, ou du groupe créanne, ou du groupe dieu, en leur entier. Je me contentais d'observer leurs interactions, les points de frottement entre leurs vies. La vision de Nao confrontée à la mienne est en effet enrichissante, je ne suis pas déçu.
Oui, l'hostilité existe, je la vois à l’œuvre régulièrement. Mais je ne l'ai jamais jugée comme bonne ou mauvaise. Je ne me suis jamais dis que je devrais la contrer. « Il faut des antagonistes à l'hostilité. »
Oui, c'est présomptueux de sa part, de prétendre pouvoir changer les choses. Mais Nao est probablement plus audacieux et courageux que je ne le serais jamais.

Ma liqueur de pirate, j'ai fini de la boire depuis un moment, et je fais tourner le verre entre mes doigts tandis qu'il évoque le projet d'une cohabitation pacifique, son idéalisme pourtant pragmatique. « Ce serait grotesque d'imaginer que l'un vaut mieux que l'autre. » C'est évident, et pour moi qui ai choisi la neutralité, je le sais mieux que quiconque. « Mais il est beaucoup plus facile d'avoir peur et de haïr que de faire confiance et d'aimer. »


À ces mots, je commence à comprendre pourquoi sa précédente remarque sur le fait d'aimer ceux qui nous entourent m'a gênée. Il n'y a pas de haine en moi. Mais il n'y a pas non plus de confiance. Pas d'amour. Je suis très égoïste. Oh, je ne cherche pas à me dévaloriser ou à me plaindre. C'est un fait.
Écouter Nao parler de son espoir d'une paix possible et du rôle qu'il pourrait jouer pour la mettre en place. Comparer nos réflexions et nos capacités d'actions. Cela me fait comprendre une chose que je pressentais, inconsciemment, mais que je n'avais jamais mis en mots.

Pour survivre à mon propre esprit déjà trop plein et dangereux pour moi-même depuis l'accident, devenu incontrôlable et inquiétant, je ne pouvais pas me permettre d'y accueillir trop d'émotions. De la curiosité, de l'ennui, de l'intérêt, de l'agacement, de la sympathie, oui, certainement. Mais de la haine, de l'amour, de la confiance ? Je m'efforce déjà de contrôler la peur, qui prend toute la place si je la laisse faire. Que m'arriverait-il si je me laisser aller à l'amour et à la haine ? Serais-je submergé comme je le suis parfois par l'effroi ?
Ce désir d'observer le monde objectivement et de créer des liens entre les divers événements et les différents êtres qui le peuplent, cette volonté d'essayer de comprendre l'ensemble des choses, est purement égoïste. Parce que je n'utilise pas cette capacité pour amener du bien dans le monde, comme Nao en a l'intention. Ces observations ne sont pas destinées à contrer l'hostilité. Cette neutralité ne me sert qu'à moi-même. Elle me protège, moi.
L'objectivité et de la neutralité de mes pensées, j'en ai besoin pour étouffer et faire disparaître la peur, comme j'ai déjà étouffé la confiance, la haine et l'amour. Je ne laisse de la place qu'aux émotions qui ne risquent pas de me déborder, la sympathie, l'ennui, l'agacement, la curiosité. Durant les longues années qui suivirent l'accident, jusqu'à aujourd'hui encore, j'étais trop soumis à mes lubies subites, à mes crises, à mes obsessions incontrôlables, il fallait que je me protège de tout cela...

Car je suis, et j'ai toujours été entier, réagissant au-delà de toute mesure aux événements qui ponctuent ma vie. Je ne sais pas rester indifférent, ce qui me touche me prend à la gorge et me fait vivre plus intensément.

Voilà donc pourquoi j'ai trouvé naturellement ma place à la Bibliothèque de la Congrégation. Pas pour me tenir en sécurité loin des créannes (il y en a bien plus à Stockholm que chez moi en Estonie). Mais pour m'abriter dans un endroit monotone comme une bibliothèque, parce que j'étais encore trop sensible il y a douze ans. Tout ce qui sortait de l'ordinaire me bouleversait, créait tellement de secousses dans mon esprit que c'en était néfaste. La Congrégation était l'endroit idéal pour m'habituer aux auras, pour assouvir ma curiosité vis-à-vis de l'épaisseur surnaturelle du monde, pour apprendre à neutraliser ces crises d'émotions trop fortes. En somme, l'environnement parfait pour assagir et assainir mon for intérieur chaotique.

Ce n'est pas les créannes que je crains le plus. Depuis l'accident, je le sais sans vouloir l'admettre. Ce n'est pas de me faire posséder à nouveau qui m'angoisse. C'est le chaos qui règne dans mon esprit depuis l'accident, ce bordel dans mes pensées qui m'effraie tant. Je ne me protégeais pas des créannes en vivant à la bibliothèque. Je me protégeais de ces émotions dangereuses qui me prennent à la gorge quand j'en rencontre une et que je prends peur. Je n'ai jamais réellement aimé quiconque parce que ça me dévasterait. Je n'ai jamais haï parce que ça me noierait.

Et je le savais sans vouloir l'admettre, jusqu'à ce qu'écouter Nao parler sincèrement de son affection pour tous ceux qui l'entourent, m'oblige à me regarder en face, à accepter cette étrange vérité...


Je me rends compte que Nao a arrêté de parler depuis un moment maintenant. Je crois que j'ai les yeux un peu humides. Doucement, en silence, je me passe une main sur le visage. Allons, reprends toi Fray, ce n'est pas la fin du monde. Je m'excuse auprès du jeune homme qui se tient droit sur son tabouret :

- Navré, c'est l'alcool, ça me rend sentimental et émotif.

Ça n'est pas vrai. J'ai rarement été aussi lucide. Le ballet cubiste et discordant de mes pensées qui fusent en tout sens dans mon esprit continue encore. Mais il s'éclaire d'une lumière nouvelle, qui fait disparaître les zones d'ombres et rend tout évident.

Que m'arrive-t-il ? Douze ans plus tard, je ne sais toujours pas rester indifférent. Mais mes crises irrationnelles se font rares. J'ai désormais assez de contrôle sur moi-même pour envisager de quitter Stockholm un moment. J'ai envie de partir en vacances. J'ai proposé à David de me laisser apprivoiser par lui, et d'essayer de l'apprivoiser lui. Je n'intimide plus les étudiants, au contraire, je me lie d'amitié avec eux, avec Lynn, Tyarisse, Warren... J'ai discuté avec Baal. Les choses ne sont-elles pas en train de changer ?
Est-ce que je ne comprends que maintenant cette vérité sur moi-même parce que je suis sur le point d'évoluer ? Suis-je capable d'aimer et de haïr et de faire confiance et d'avoir peur, comme tous les autres êtres sur cette terre dotés d'une âme, sans me perdre dans le méandre de mon esprit ?

Alors, je pose à Nao la question que j'avais mise de côté :

- Cet appel que vous attendiez, qui vous a poussé à agir... Comment est-ce arrivé, après avoir été le spectateur de votre vie pendant si longtemps ?

Je le regarde enfin, directement, et je continue :

- Je me permets de vous poser cette question, parce que j'ai le sentiment que je suis en train de changer, et je me demande si je ne suis pas en train de passer par le même processus que vous. Oui, ce moment où l'attente prend enfin tout son sens... je crois que je suis en train de le vivre.

Depuis l'accident qui est survenu lorsque j'étais encore enfant, j'ai mis de nombreuses années à retrouver un certain contrôle de mon esprit, et ça n'est que récemment que j'ai commencé à ma confronter au malaise irrationnel qui me prend quand je me trouve en face d'une créanne, comme vous avez pu le constater. Mes récents progrès me font penser que je pourrais peut-être partir voyager, pour continuer mes observations à l'étranger et faire avancer mes hypothèses sur l'organisation du monde.

J'ai un moment d'hésitation, avant de reprendre, en le désignant d'un geste de la main :

- Et vous voici, vous. Je pensais, avec beaucoup d'enthousiasme et d'intérêt, qu'il serait fructueux et enrichissant d'échanger nos observations et nos points de vue, et ça l'est ! Mais je ne savais pas que vos remarques m'ébranleraient autant autant...
Car, contrairement à vous, mes observations ne me mènent pas à vouloir faire le bien, à vouloir agir... je ne ressens pas le besoin d'apporter ma pierre à l'édifice, et qu'importe si cela fait de moi une mauvaise personne ou non. Je me rends compte aujourd'hui, en vous écoutant, que je ne peux pas aimer les personnes qui m'entourent – comme vous en avez la noble intention – ni même les haïr...

Je contemple un instant le verre vide devant moi.

- Cependant, je sais que j'ai commencé à changer, peu à peu... Je m'ouvre plus sur le reste du monde. Mais est-ce que cela signifie que je suis prêt, comme vous l'êtes, à m'impliquer ? Est-ce que le fait que j'en apprenne plus sur moi-même signifie que je suis prêt à m'ouvrir aux autres comme vous le faites ?

Je me dis que je m'épanche quand même beaucoup, il faudrait que je lui pose ma question plus clairement :

- Alors, est-ce que vous impliquez pour contrer l'hostilité vous donne vraiment le sentiment d'accomplir quelque chose de plus grand que vous ?





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