Jeu 5 Juin - 21:50
L'immobilité sans faille de la lande grise me tire de ma torpeur méditative. Ici, rien ne bouge jamais, tout est figé. Impossible donc de se laisser bercer par le vent dans les branches et encore moins par le murmure d'un ruisseau. D'ailleurs, ni eau ni vertes ramures en ces lieux. Tout n'est que poussière, poussière et silence. Un silence écrasant, absolu, reposant. Et l'horizon de tous les côtés, qui s'étend sans relief à l'infini autour de la steppe.
C'est mon domaine. Mon royaume.
Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est l'endroit que je préfère à l'ensemble de l'univers. Peut-être mes goûts sont-ils étranges, mais seul cet endroit est capable de me procurer une paix absolue. Attention, je ne dis pas que j'y suis toujours serein, non. Mais parfois, ça m'arrive, lorsque je médite longtemps les yeux fixés sur un point inexistant du ciel sombre.
Parfois même, quand je me sens suffisamment en harmonie avec moi-même, je ressors de ma terre d'asile dans une autre époque; je revois les jours passés du monde, mes jours heureux avec Utu, le temps où nous étions tous vivant en un système symbiotique sinon heureux, du moins incroyablement parfait. Oui, à nous tous nous pouvions tout.
Mais c'était avant ces funestes événements. Souvent lorsque je les revis je me demande ce qu'on aurait pu faire d'autre. J'essaye tout. Et chaque fois je finis par me retirer dans mon domaine, la sérénité brisée et entachée de ma rancœur, de mes regrets perpétuels.
Puis je finis par me retrouver. Et je recommence, toujours. Je ne renoncerai jamais.
Je me redresse, faisant tinter mes nombreux bijoux et laissant mes cheveux passer sur mon visage.
Enfin. Enfin Utu retire sa lumière de la Congrégation. Maintenant c'est à mon tour de régner dessus. L'esprit sans doute un peu trop triste je sors de mon royaume et contemple la terre depuis le ciel. Sa beauté me subjugue une fois de plus, avant que les lumières artificielles des villes n'assombrissent mon front. Ils aiment donc tellement mon frère qu'ils l'imitent même dans ma reposante nuit. A quoi sert-il que je leur procure cette chance s'ils n'en font rien?
Ce soir, je suis à mon apogée. C'est la pleine Lune sur terre et ma lumière brille comme jamais -la lumière d'Utu plus exactement. Mais je préférerais ne pas m'en souvenir.-
Et voilà. je suis au-dessus de la Congrégation, ce petit écrin où séjournent nos Missionnaires -ainsi que ceux des autres-.
D'ailleurs, j'en vois une, accoudée contre la rambarde d'une terrasse. Étrange d'aimer la nuit pour une servante de mon frère si "lumineux". Elle s'adonne à un vice si humain, la drogue, tout en buvant du café. Je ne peux m'empêcher de songer que cette petite Asiatique est encore très loin de tomber dans l'oubli du sommeil.
Elle tourne son visage vers moi, comme si elle avait conscience de mon regard.
Et toi alors. Qu'est-ce que tu en penses.Bien sûr, j'ai l'habitude. Les hommes me confient leurs plus noirs secrets, croyant sans doute s'adresser à un énorme caillou inerte, tout en ayant au fond d'eux la certitude mystique que la Lune est plus que ça. Cela va sans dire, mais ça ne contribue pas vraiment à une éventuelle joie de mon esprit.
Celle-ci pourtant, connaît mon existence et s'adresse à moi. Directement.
Je la connais moi aussi, de nom surtout, par son père qui fut à mon service, il y a quelques années de cela, avant qu'il disparaisse. Mais inutile de préciser qu'elle n'a pas été le principal objet de mon attention, tant la liaison avec mon traître de frère me rebute.
Enfin, à présent l'envie quelque peu désespérée de me distraire me prend.
Je descends sur Terre en savourant le contact frais de l'obscurité, et me retrouve derrière la jeune humaine, environné d'un peu de poussière pâle venant de chez moi. Le contact du sol sous mes pieds nus et le poids de mon corps me surprennent encore quelque peu, et -comme chaque fois- je reprends un peu de respect pour les créatures qui supportent ces entraves jour et nuit.
Je m'approche un peu d'elle, sans un bruit, par habitude. Sa boisson fume dans la nuit, sous ses yeux nostalgiques.
_Mes pensées sont fades, et mon avis immuable et plein de colère. Je laisse un peu planer les mots en appréciant la vibration de ma voix qui sert si peu.
_C'est une étrange chose qu'une fille renie ainsi l'allégeance de son père. Je penchai la tête sur le côté, un peu étonné mais en vérité surtout joueur.
Quelle belle nuit pour rencontrer la servante d'un traître, songeai-je en souriant légèrement, toujours plus du côté gauche, héritage d'amères années où l'ironie seule me procurait un semblant de réconfort.