Leaf s’impatiente. Il a envie de bouger, je ne peux pas le lui reprocher. Ça fait des semaines que nous sommes rentrés sur Stockholm. Des semaines que je suis comme dans un état second. Enfin. Que je réfléchis, toujours. Que j’essaie d’analyser, de voir, de saisir ce qui m’a échappé pendant deux-cents ans. Et Leaf, pour parler familièrement, n’en a strictement rien à foutre. Il a été gentil, hein. Mais il en a marre. Il n’a jamais été très très patient.
Il se plante devant moi, les bras croisés.
—
Azur, ça ne peut pas durer.Je lève les yeux vers lui, peu disposée à parler de tout ça maintenant. Il fallait que je comprenne, pourquoi, comment, on m’avait toujours dit, durant toute ma vie, que…
Je sursaute quand il pose brutalement ses mains sur mes épaules.
—
Il faut que tu te reprennes, merde ! Tu peux pas rester dans un tel état de… de léthargie !Il serre les dents, je sais qu’il veut dire autre chose. Je garde obstinément la bouche fermée. Je sais qu’il voudrait que je parle. Allons Leaf, je sais que tu ne diras rien de…
—
Je suis désolé, mais c’est presque… pitoyable !Je hausse un sourcil.
—
Tu me fais des remarques, maintenant ? je ricane.
Il se recule.
—
A quoi ça te sert de réfléchir autant ? Ça fait des semaines que tu te poses les mêmes questions. Je ne comprends pas pourquoi tu te tortures à ce point avec ça. Tu pensais vraiment que toutes les créannes étaient douces et gentilles ?Je me pince les lèvres, avant de me mettre debout pour lui jeter un regard froid.
—
Tais-toi.—
T’y peux rien, et ta léthargie ne ramènera malheureusement pas cet enfant !—
La ferme.—
Tu penses vraiment pouvoir changer quelque chose en te torturant l’esprit-—
FERME TA GUEULE !Il se tait, choqué. Les larmes me piquent les yeux. Pourquoi ? Pourquoi n’ai-je jamais rien vu ? Comment ai-je pu louper quelque chose d’aussi important ? Même Leaf, âgé d’à peine un an, a été plus lucide que moi ! Je pensais… les créannes, ne voulaient-elles pas juste vivre en harmonie avec ce monde ?
Avais-je été naïve à ce point ?
Qu’avais-je loupé d’autre ?
Je serre les dents, la gorge nouée.
—
Je suis désolée.Sans rien ajouter, je prends ma forme de faucon et prends mon envol.
Seules des réponses pourront apaiser la culpabilité que je ressens. Des réponses, pour que je sache quoi penser. Me remettre les idées en place. Savoir quoi faire.
J’ai besoin d’aide. Je n’aime pas l’admettre. Mais c’est un fait.
En regardant le ciel, un nom, un souvenir me revient à l’esprit.
Je sais qui je dois aller voir. Celui qui a mis à la base tous ces doutes dans mon cœur. Nao.
Je ne sais pas où le trouver. Je ne sais même pas s’il est encore sur Stockholm aujourd’hui. Une note, une seule franchit mon bec, comme un appel.
Il y a une aura de créanne, plus loin. Je ne sais pas si c’est la sienne, je perçois juste sa puissance.
Je rabats un peu mes ailes, plonge vers la forêt ; reprends forme humaine en touchant le sol.
Chance ? Hasard ? Je lève les yeux vers la créanne chouette.
—
Salut. Ça fait un bout de temps, pas vrai ? Comment vas-tu ?Un temps. Mes lèvres tremblent.
—
Il faut qu’on parle. S’il te plaît.Je ferme les paupières, écrase les larmes au fond de mes yeux.
Aide-moi à retrouver mon chemin, je t’en supplie.