Ven 1 Juil - 0:19
Face au spectacle désolant d'un crabe tentant vainement de remonter les parois de la cuvette des toilettes, Lynn rit. Je ne saurais dire si c'est un rire jaune, fatigué et cynique, ou si elle se moque gaiement de la pitoyable créature. Pour ma part, je n'ai pas vraiment envie de rire. Mais au moins, je ne suis plus paralysé par la sensation de malaise et de nausée comme tout à l'heure. Certes, son aura de créanne est encore désagréable, mais elle ne me paraît plus douloureuse désormais, ni dangereuse. Je ne me sens plus menacé par cette présence maintenant, juste agacé.
Je serais presque heureux de ce progrès accompli aujourd'hui... Mais le fait de rencontrer de nouveau cette infâme vache-crabe ne m'inspire aucune joie. À l'avenir, je continuerais de l'éviter et de lui jeter des regards mauvais quand je me retrouverais en sa présence, dans le bureau de Steek. Cependant, je sais qu'en cas de visite impromptue, je ne serais plus pris au dépourvu, incapable de réagir.
Je laisse donc Lynn s'emparer du crabe. Elle le tient à bout de bras pour empêcher ses épaisses pinces de l'atteindre, et je sens le plaisir qu'elle prend à narguer la bête. Sa proposition me fait sourire. J'arrête d'afficher une expression consternée, et je la suis, presque amusé.
- Ainsi, je n'aurais pas à attendre les prochaines vacances estivales pour m'essayer à cette activité dont tu me vantes tant les mérites !
Les gestes habiles de la jeune prêtre-roi mènent le crabe au fond d'un lavabo rempli d'eau. J'écoute attentivement ses instructions que, pris au jeu, je ponctue régulièrement de « Je vois, je vois... ».
Soudain, son juron brusque me fait presque plus sursauter que le mouvement vif de la pince du crustacé, qui s'élance avec précision vers la tresse. Quelques cheveux tombent dans la vasque du lavabo, une vision qui m'emplit de tristesse. Qu'une déesse décide de s'entraîner sur nous deux jours avant de passer son CAP coiffure, soit, on n'y peut pas grand chose. Mais qu'après avoir pourri ma journée, une misérable créanne touche à mes beaux cheveux, ça, ça appelle à la vengeance.
Je la désigne d'un doigt menaçant, les sourcils froncés, penché au-dessus d'elle, et je lui souffle, d'un air sinistre :
- Tu nous le paieras.
Puis, je me relève et me tourne vers la jeune prêtre-roi, de nouveau prêt à régler cette situation comme un être civilisé :
- Mais avant cela, tu as raison, nous avons encore une tâche à finir d'accomplir.
Peut-être est-ce l'envie d'en découdre avec la vache-crabe qui nous donne des ailes, mais nous réussissons assez vite à dénouer le reste de la tresse. Enfin libre de mes mouvements, je prends le temps de m'étirer (être penché au niveau de Lynn depuis tout à l'heure m'a donné mal à la nuque).
Soulagé d'être libéré du mauvais sort d'Innana, je lui lance avec entrain :
- Alors, cette noyade ?
Eh bien, cette noyade, je ne suis pas sûr qu'elle puisse avoir lieu, parce qu'à l'instant où je prononce ces mots, le crabe devient une vache qui se tient à moitié avachie au milieu des innombrables morceaux éclatés du meuble de lavabo.
Ce qui est fort fâcheux. Je reste interdit un instant, mais mon esprit rattrape vite ma stupeur et j'ai déjà calculé les conséquences. Je marmonne rapidement :
- Ça va coûter cher à réparer ça. Et puis, ça n'est pas comme si nous avions déjà de nombreuses factures pour la Congrégation... Car je ne suis pas sûr que l'assurance accepte « transformation inopportune de créanne en bovin » comme une bonne raison de nous rembourser...
La situation s'annonçait amusante, se venger d'un crabe qui se balade dans les canalisations, c'est sans conséquences. Mais comment pourrir la vie d'une vache apathique qui détruit non seulement le contenu de la bibliothèque de la Congrégation, mais aussi l'intérieur des toilettes ? Non, ça n'est pas une vengeance qu'il lui faudrait, mais bien une punition ! Cependant, je ne suis pas certain que nous puissions nous en occuper dès maintenant...
- L'idée de noyer un crabe est très séduisante, le projet de se venger d'une vache l'est tout autant, mais je dois avouer que, là, maintenant, c'est le concept de s'enfuir discrètement avant qu'on ne nous colle les réparations sur le dos qui m'attire le plus !
Oui, mieux vaut prendre la poudre d'escampette plutôt que d'être désignés comme les responsables de cet attentat à l'intégrité des water closets. Nous aurons peut-être une autre occasion de nous venger dans le futur ? J'observe la jeune prêtre-roi en attendant sa réaction, quant une idée me vient à l'esprit.
- Si tu es un prêtre-roi créateur, tu ne pourrais pas faire apparaître des lavabos de rechange ?
Je me rends bien compte que les pouvoirs des missionnaires sont censés servir des intentions plus nobles que l'entretien des lieux d'aisance, mais nous ne perdons rien à essayer ! Et puis, si cela ne marche pas, il y a déjà une autre possibilité qui apparaît dans mon esprit (en même temps qu'une envie d'essayer la recette de tarte au crumble aux fruits rouges, et qu'une hypothèse sur les créatures sylvestres et la couleur verte dans l'imaginaire populaire, car il y a toujours beaucoup de possibles qui s'ouvrent dans un coin de ma conscience). C'est ainsi que j'ajoute :
- Dans le pire des cas, elle n'a pas l'air de passer la porte sous sa forme de vache...
Je traverse la pièce en quelques enjambées pour vérifier.
- Elle est trop large, non, elle ne pourra pas sortir d'ici.
Un sourire quelque peu machiavélique traverse mon visage, et j'imagine à voix haute :
- Nous pourrions la laisser enfermée ici. Bien sûr, elle pourrait se retransformer en crabe pour sortir par les canalisations, mais cela ne nous empêche pas de trouver une vengeance à lui faire subir pendant qu'elle moisi ici...
Certes, la situation n'est pas idéale. Mais ça ne veut pas dire que nous ne pouvons pas la faire évoluer en notre faveur !