Rien que l’odeur du café quand on entre dans la cafétéria me met l’eau à la bouche. Je lorgne un peu sur les distributeurs lorsque nous nous dirigeons vers les plateaux pour nous servir. Sa remarque au sujet de sa vie « routinière » me tire une rougeur que j’essaie d’ignorer, et je me contente de rire à demi avec un sourire. C’est assez récurrent chez lui ce genre d’attitude, j’ai l’impression. Ce n’est pas un mal, bien sûr ; mais ça a un côté à la fois plaisant – qui n’aime pas les compliments ? même tournés de cette manière – et embarrassant.

— Pfft. Je suis certain qu’il se passe des choses quand même. Surtout si tu trouves que je casse ta routine, je ris.

C’est vrai, si me rencontrer devait casser la routine de quelqu’un, ça se saurait. Je choisis de continuer sur la voie de la plaisanterie plutôt que de prendre ce qu’il a dit à cœur. En attendant, je me prends juste un dessert qui traîne et me dirige vers la caisse.

— Ah ? Non, ne t’en fais pas, merci. Ils m’ont donné une carte et j’ai mis un peu de sous dessus. Ce n’est pas comme si je m’achetais vraiment quoi que ce soit, de toute manière. Il faut bien que ça serve.

Pratique, toutes ces choses, quand même. Même si… Je veux dire, on ne se rend pas compte, mais à une autre époque, ce n’était pas si difficile de se procurer de la nourriture ou de l’argent. Il suffisait de rendre des services et de travailler un peu, et on pouvait rester habiter quelques temps chez des gens. Puis le monde a commencé à vraiment se commercialiser, et la technologie est arrivée ; je ne comprends pas bien comment tout ça fonctionne, mais ce qui est certain c’est qu’à partir de ce moment-là, ça a commencé à devenir plus… complexe. Un peu plus tôt déjà, mais ça s’est surtout ressenti à ce moment-là ; la nécessité d’avoir une carte d’identité, un passeport pour voyager… Ma forme de chouette me permettait de me déplacer, mais avec les contrats obligatoires, difficile de trouver du travail. Souvent, je travaillais au noir. Maintenant, pour ce qui est des papiers d’identité, j’avoue que je ne sais pas comment faire…

— Tu prends quelque chose toi ? je l’interroge en donnant ma carte à la caissière.

Je cherche une table des yeux et en choisis une au hasard. Enfin, pas trop près de la porte non plus. J’aime mieux qu’il n’y ait pas de courants d’air. Je dépose mon dessert sur la table et me tourne vers Warren.

— Je te prends un café ? Du thé ? je lui demande en me dirigeant vers le distributeur pour me choisir un café.

Puis je désigne le distributeur.

— Je n’en bois pas souvent. J’ai parfois encore du mal à m’habituer au goût du café, j’ai découvert ça assez récemment. Enfin, avec du lait et du sucre ça passe bien.

Un sourire s'étire sur mes lèvres lorsqu'il me conseille d'aller prendre un café noisette et j'acquiesce, avant de revenir avec ledit café et m'installer en face de lui. Un café, un bout de tarte pas trop sucré, c'est parfait, tout ce qu'il me fallait. Warren, lui, semble avoir déjà faim malgré l'heure peu tardive de cette fin d'après-midi. Enfin, c'est vrai que certains européens mangent tôt... Après, si ça lui évite de faire des aller-retours à la cafétéria (c'est comme ça qu'on appelle l'endroit non ?) plus tard dans la soirée je peux comprendre. Comme ça, c'est fait. Je reviendrai peut-être manger plus tard dans la nuit. Ou chasser un petit quelque chose, on verra bien. J'ai rarement suffisamment faim pour me prendre un véritable repas à cette heure-ci, juste de quoi me caler me suffira amplement.

Je goûte le café et un sourire de plus étire mes lèvres.

— Wah, il est vraiment bon j'aime beaucoup. Ce n'est pas aussi fort que le café noir, c'est bizarre. Comment est-ce qu'ils font, ils mettent de l'huile de noisette dedans ? Ça n'en a pas l'air pourtant...

En même temps, le jour où je comprendrai le mode d'alimentation des humains, on pourra se cacher. Puis je lève les yeux vers le missionnaire en entourant le gobelet de mes mains, avant de souffler dessus. Je me suis un peu brûlé la langue tout à l'heure, mais ça passera bien, c'est pas la mort.

— Enfin comme dit, j'habitais plutôt du côté de l'Asie avant. J'étais surtout en Chine, puis en Russie et dans les pays un peu soviétiques ; du coup, ils ne buvaient pas vraiment de café dans ces coins-là du monde. Je crois que j'en ai bu pour la première fois il n'y a pas longtemps... Environ... Une trentaine d'années ?

Oui, c'est peu, une trentaine d'années, bon. Peut-être pas pour un humain, mais bref... Je commence à manger tranquillement et termine ma part de tarte avec un soupir satisfait.

— Ah voilà. C'est bien comme ça. C'est bon ce que tu manges ?

Des arômes artificiels ? C’est vraiment nul. Les humains ne savent pas ce qu’ils loupent. Ils devraient apprendre à manger et boire des choses plus naturelles plutôt que de constamment chercher à remplacer tout par des arômes ou des choses artificielles. Je fais une moue déçue, et fixe mon café sans rien dire. Au moins, dans le thé, ce sont de vraies plantes qu’on fait infuser.

— Je comprends, mais c’est dommage. On se prive de bonnes choses comme ça. Je crois que je vais rester au thé, finalement. M’acheter une bouilloire et quelques sachets. Ce sera mieux.

Et au moins, je saurai ce que je serai en train de boire. Un peu comme la patte de lapin de la dernière fois. Au moins, c’est du naturel. Même si Maja et Emil l’ont plus grignotée que moi. Ahh… Maja et Emil me manquent tellement si vous saviez. Parfois je les entends hululer le soir, dans la forêt, mais je ne les ai pas aperçus depuis qu’ils ont quitté le nid. C’est si difficile de voir son enfant disparaître de cette manière, sans plus avoir de nouvelles de lui… Enfin bon ; chez les animaux, c’est comme ça. De toute manière, c’est quelque chose que je supporte depuis longtemps, la perte. On s’habitue, avec le temps. On n’a pas le choix de toute manière, sauf si on met fin à ses jours directement. C’est un peu triste…

J’acquiesce doucement.

— Oui je comprends. Enfin, j’ai pas trop ce problème, c’est vrai.

Dixit la chouette qui mange ses proies crues habituellement. Enfin c’est pas tout à fait vrai ; je les cuis tout de même parfois, quand j’ai envie de me faire un petit feu de camp.

Warren termine rapidement de manger et revient finalement avec son thé ; il m’annonce qu’il ne va pas tarder à devoir retourner en cours et je suis surpris de savoir que les missionnaires ont encore des cours aussi tard dans la journée. Enfin après tout, pourquoi pas, hein.

— Ça marche. À la prochaine alors, je le salue avec un sourire. J’espère qu’on se recroisera.

Je termine tranquillement mon café avant de repartir, moi aussi, mains dans les poches. Bon, eh bien… S’occuper pour la fin de la journée, hein.