Quelle franchise. Il apprécie, vraiment. En soi c'est vrai. Il s'interroge. Se demande si tous les échecs qu'il a vécus jusqu'ici ont existé, en quelque sorte, pour lui permettre d'être comme il est aujourd'hui. Il ne sait pas franchement si quelque chose a changé ; son épreuve a modifié quelque chose en lui, bien sûr, ces quelques graines profondément plantées en lui-même ont été quelque peu chamboulées. Mais de là à dire qu'il avait vraiment évolué, qu'il était quelqu'un d'autre, il ne sait pas vraiment. Il ne se rend pas vraiment compte, surtout ; on évolue toujours, au final, on change, en bien ou en mal, parfois les deux à la fois. Peut-être qu'il est différent. Peut-être pas. Au fond, est-ce que ça a de l'importance ? En se regardant plus attentivement dans un miroir, sûrement en aurait-il la réponse. Il ne le fera pas. Pas aujourd'hui, tout du moins.
Alors Dave sourit. Franchement, cette fille, il l'aime bien. Pas chiante, elle ne crie pas, n'a pas une voix suraigue, n'est pas hyperactive. Elle est sereine et réfléchie ; bien plus que lui, se dit-il. Une force calme et tranquille, dirait-on...
— Ouais je comprends… C'est sympa, après, de voir différentes choses. Ça dépend quoi. Mais je voyage pas tant que ça, hein ? C'est la première fois que je reviens ici depuis que je suis parti. Ça fait un moment maintenant. Puis j'ai pas visité grand-chose... C'était surtout pour le taf.Bon, c'est un demi mensonge. Le Moyen-Orient, il ne l'a pas visité. La Corée non plus. Des pays qu'il fuit comme la peste à présent, il ne veut même plus en entendre parler. Puis il y a eu Londres ; puis le Québec, et les Etats-Unis, lors de sa mission. Pas vraiment des visites touristiques, hein.
Là, Sacha lui propose de venir passer la nuit chez elle et il hésite un moment avant d'accepter. Elle a pas totalement tort en parlant des valises sous ses yeux de toute manière. Il acquiesce silencieusement et la remercie une fois de plus, attrape ses affaires et la suit finalement à l'extérieur. L'air chaud lui fait du bien. Vraiment, ça lui manquait un peu...
Quand elle revient près de lui et qu'elle lui pose sa question, il ouvre de grands yeux avant de partir dans un bon gros rire. Il met sa veste au dessus de sa tête et de ses épaules pour éviter de tremper le sweat qu'elle lui a prêté tout à l'heure.
— Oula, je sais pas du tout, j'ai jamais regardé. Faudrait voir ça, rigole-t-il.
Il réfléchit un instant, avant de hausser les épaules. Nan, vraiment, il sait pas. Il est curieux maintenant tiens…
Rapidement, ils rejoignent l'immeuble de la boxeuse. Ils meublent un peu la conversation par des trucs inutiles ; il lui demande des précisions sur la ville, si elle connaît de bons bars dans le coin. Quand ils entrent, elle lui fait la visite rapide des lieux et il sourit en coin en voyant le sac de frappe qu'elle déplace.
— Super, merci. Ça devrait aller, j'ai un peu mangé tout à l'heure.Suffisamment pour ne pas crever la dalle d'ici demain matin, disons. Ce n'est pas comme s'il n'était pas habitué à ne pas bouffer. Il a presque pris dix kilos depuis qu'il s'est remis au sport, et surtout depuis qu'il s'est remis à manger. La Congré lui aura p'tetre fait du bien, au final.
Il l'observe ramener les bières et s'installe sur le canapé en s'étirant, sourit doucement à la jeune femme quand elle lui tend la sienne et l'attrape. Il veut la remercier, et lui dire en rigolant qu'il va sûrement pas tarder à s'endormir sur le canap. Il aurait aussi sûrement aimé rajouter qu'il avait peur de plus jamais réussir à se lever, en rigolant un peu, affalé comme un phoque.
Il aurait aimé, vraiment, mais il n'en aura pas l'occasion.
Une force violente lui compresse la poitrine et il manque de lâcher sa bière. Il se fige et se tend, il est bloqué dans son propre corps, immobile, alerte. Il analyse chaque son, les yeux plantés devant lui.
Une respiration.
Il
la sent, non loin de là ; il
la sent qui s'approche et qui hurle sa force au monde, sa force écrasante et détestable d'Ancienne, mais d'Ancienne si ancienne qu'il craint de n'avoir jamais pu en croiser une si vieille. Si puissante.
Son souffle se fait plus rapide, fébrile, alors qu'il entend quelqu'un hurler des jurons dans la rue. Il jette un œil à Sacha. Il sait qu'il va devoir y aller, mais il ne peut pas lui dire subitement "Désolé, en fait j'ai un truc à faire, bye", ce serait trop suspect. Pourtant, il faudrait. Sa présence ici la met en danger. Parce que s'il a pu
la sentir,
elle peut le sentir aussi.
Les missionnaires attirent les créannes.
Il repose sa bière et se lève, très droit, les épaules crispées. Il n'a pas pu se reposer correctement depuis longtemps. Pourtant, de la sentir si proche le met en éveil. Il ne sait pas encore si elle est violente, mais il est inquiet.
Sacha doit le fixer comme s'il était fou. Il ne regarde pas. Il est tourné vers la fenêtre, de laquelle il s'approche rapidement. Évaluer la cible. Il voit une silhouette, un peu plus loin. Entend un hurlement. Son appel. Ses yeux sont ronds comme des billes lorsque la créanne lève le bras.
Dave réagit immédiatement en voyant l'engin. Il active son pouvoir et se jette sur Sacha pour l'entraîner sur le sol, protégés par le canapé ; la déflagration qui détruit l'immeuble d'en face fait exploser les vitres de l'appartement.
Il halète.
— Putain de merde !Vite. Vite, réagir vite. Ne pas penser. Juste réagir.
Il se jette sur son sac, les oreilles défoncées par l'explosion. Au fond, son flingue, qu'il trimballe partout avec lui. Il vérifie rapidement qu'il est chargé et le met à sa ceinture. Prend son portable. Aide Sacha à s'asseoir. Il s'accroupit devant elle. Tout se passe trop vite. Trop vite. Peut-être pas assez, au final. Il aurait le temps de tuer ce mec en bas. Mais il faut qu'il lui parle.
— Sacha ! Faut pas rester là ! Il va détruire le quartier. Tu peux marcher ? Sacha.Dave se doute que ses oreilles doivent siffler, mais il doit se faire comprendre.
— Sacha. Tu dois faire évacuer l'immeuble, mettre les autres à l'abri. Ok ? Les sous-sols. Restez pas dans les étages. Mettez vous à l'abri dans les caves. S'il y a une autre sortie que sur cette rue, emmène-les là-bas. Loin d'ici. Ok ?Il parle vite, Dave, mais il espère qu'elle le comprendra dans la panique. Il pense aux gants de boxe et se dit qu'elle réagira peut-être mieux qu'une personne lambda coincée au milieu d'un bombardement.
Lui ? Nan, ça va, il a l'habitude. Lol... (Putain de merde, c'est une malédiction)
Il se remet debout et aide Sacha à faire de même. Il lui jette un regard et lui fourre l'appareil téléphonique dans la main.
— Appelle Alice et dis-lui où on est. Dis-lui qu'une ancienne est là et que j'ai besoin d'aide.Puis il hésite.
— Si j'suis encore vivant, j't'expliquerai plus tard.Il active son pouvoir ; ouvre la porte de l'appartement et dévale les escaliers à toute vitesse. Pas le choix. Il préfère autant se mettre face à elle pour permettre aux habitants de s'enfuir.
En courant, il prend son flingue et enlève la sécurité ; il l'éblouit d'un violent flash lumineux dès qu'il est hors des bâtiments et lui tire dessus une fois suffisamment proche pour ne pas viser à côté. Il se jette sur elle pour tenter de la faire reculer, au corps à corps, et attrape le mec qui gît à terre, le bras brisé. Il est lourd, et Dave moins rapide à le tirer sur le côté. Puis il s'arrête, devant lui, accroupit, et relève les yeux vers la créanne. Ce qu'il voit le stupéfait.
Le bras de robot, il ne s'y attendait pas. Là, Dave se rappelle que les Anciennes ont une troisième forme. Et il comprend qu'il ne va pas vraiment aimer. Une pulsion de rage et de haine l'envahit enfin.
Face à la créanne, il se concentre. Il n'a jamais fait ça, pas une seule fois ; mais il sait qu'il devra probablement tisser une illusion pour permettre aux habitants de s'enfuir sans se faire voir.
Le problème, c'est qu'il sait pas faire, et que c'est la nuit. Soleil, nuit, nan, vous voyez pas le problème ?
Putain. Il ne manque plus que l'apparition des pompiers pour faire encore plus de victimes.
— Ça va, tu t'amuses bien, salope ? siffle-t-il en assassinant la créanne du regard et tout en se redressant, une grimace de dégoût sur le visage.
On t'a jamais appris à pas gueuler dans la rue à cette heure-ci ?Allez, focalises-toi sur lui, salope. Avec un peu de chance, ça permettra aux autres de quitter les lieux...